Herge fils de Tintin
hebdomadaire », il
veut également fuir « la maison, tout imprégnée de
travail ». Donc, la fuir, elle aussi, elle qui est « mêlée inextricablement à cette atmosphère de travail », elle qui est
une part de ce travail, tant elle y a participé.
Sois donc rassurée, ma grande chérie. Rassurée pour toi
comme pour moi. Et prends patience comme je prends
patience. Il y a des heures, crois-moi, où je suis encore désespéré, lorsque je sens ma pauvre tête ballotter sur mes épaules
comme une lourde tête d’éléphant ; lorsque je me demande,
angoissé, si je parviendrai encore un jour à travailler, comme
avant, dans la joie et dans la paix.
Les heures sombres se font plus rares, mais la fatigue est
toujours là. « Les nerfs, ces pauvres nerfs » sont loin d’être
guéris. Et même écrire une lettre lui demande « un effort
considérable ». En revanche, explique-t-il à Marcel, « la
crise sentimentalo-érotique est finie ». Le « donjuanisme » ne l’intéresse pas, ou plus 2 .
Dans l’entourage professionnel d’Hergé, on est de plus
en plus las de ces absences à répétition. Parmi les lettres
que le dessinateur reçoit à cette époque, celle d’Edgar
Jacobs ne brille ni par sa finesse, ni par sa compréhension :
Il me semble parfois que tu essaies de te jouer un petit spectacle, presque malgré toi. Tu cherches l’impossible ou dumoins le plus difficile. Selon l’influence du moment, tu passes
de la mystique éthérée à (ce que tu appelles) l’abjection la plus
fangeuse. […] Quelle salade ! Ce sont là des questions que l’on
se pose entre dix-huit et vingt ans, la période romantique 3 .
Jacobs lui assène longuement ses propres théories sur
l’évolution des couples et le caractère inéluctable de l’infidélité. Hergé, qui a toujours haï la vulgarité, doit être
atterré par ces considérations assez plates :
Ce que tu éprouves est parfaitement humain et tous ces sentiments (quoi qu’en dise Germaine) sont question de tempérament. […] Donc, va ! papillonne, butine, légèrement de
fleur en fleur ! Mais ne fonce pas comme un gros bourdon
sur une vitre ! […]
Nous croyons toujours faire ou penser des choses extraordinaires et nous sommes en fin de compte bien vexés d’apprendre que chacun de nous en a fait autant. L’os réside dans
le fait que tu veux à tout prix être et rester le Grand homme
que Germaine a décidé que tu serais, et tu étouffes dans ton
« Stave col » (en fait on se demande pourquoi un grand
homme ne tirerait pas un petit coup de temps en temps ?).
Enfin, tu as l’air d’oublier qu’au fond de tout cochon il y a
un homme qui sommeille !…
Selon l’auteur du Secret de l’espadon , tout cela n’est
encore que véniel. L’essentiel concerne le « boulot ».
Tu as peur ! Tu as peur de ton travail, tu as les pépètes de
recommencer une nouvelle histoire, et tu te cherches toutes
sortes de mauvais prétextes pour reculer le moment où il
faudra te mettre à table. Tu flanches devant ta responsabilité
du fait même que ta réputation atteint son apogée.
Le message essentiel, c’est que Hergé n’a pas le choix.
D’après Edgar Jacobs, le créateur des Aventures de Tintin ne peut moralement pas laisser tomber ses collègues et
mettre en péril l’hebdomadaire créé par Raymond
Leblanc.
Mon vieux réveille-toi ! Il y a assez de temps que tu fais la
méduse. Il faut te secouer et reprendre la barre – un artiste, si
coté soit-il, qui quitte la scène est vite oublié […]. Et s’il est
possible, pour moi, de m’en sortir avec ou sans toi, comme tu
dis, il n’en reste pas moins vrai que tu es responsable de la vie
d’un journal qui possède une grande influence sur les jeunes et
qui a l’appui et l’oreille d’une partie toujours plus grande du
public. Confiant en ta bannière – le canard a été lancé en
France et en Italie –, et, tout compte fait, deux ou trois douzaines de types dépendent de toi pour l’instant – alors ?
Jacobs ne peut s’empêcher d’établir un parallélisme,
déjà teinté d’amertume, entre sa propre trajectoire et celle
d’Hergé.
J’ai vaguement l’impression que tu ne te rends pas assez
compte de la réussite et de la chance fantastique de ta carrière
– et je parie quatre planches de L’Espadon que, si tu avais
bouffé des briques pendant quelques années, tu te comporterais tout autrement. Que peux-tu désirer de plus, Bon Dieu !
Tu as
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