Herge fils de Tintin
la renommée, la galette et la jeunesse !! Mais bougre de
mule, regarde autour de toi – vois par exemple le vieil imbécile
que je suis : quarante-cinq ans, des yeux d’un homme de
soixante-quinze ans […], jamais de repos ni de vacances.
S’il lui parle aussi durement, affirme Jacobs, c’est parce
qu’il est plus franc que les autres. À Paris, Georges Dargaud ne comprend pas du tout ce qui arrive et, même chez
Casterman, on commence à s’impatienter. Hergé doit se
ressaisir sans tarder :
D’ailleurs, plus tu attendras, plus ce sera difficile. Ton
moteur est froid et tes accus à plat. Empoigne la manivelle !
[…]
Et enfonce-toi bien dans le ciboulot qu’il y a deux choses à la
base de la vie. Le fric et la santé ! Un point c’est tout. En
dehors de ça, tout est littérature. Or, pas de boulot : pas de fric : pas de fric : pas de « petite Suisse »…
Germaine, elle, croit avoir trouvé la solution. Les longs
séjours d’Hergé au bord du lac Léman témoignent d’un
besoin de nature et de vie plus physique qu’il n’a pu satisfaire jusqu’à présent. Or, à Céroux-Mousty dans le Brabant wallon, une ferme-auberge où ils se rendaient de
temps à autre sous l’Occupation pour acheter des denrées
introuvables en ville est sur le point d’être mise en vente.
Georges et Germaine s’intéressaient depuis un moment à
cette maison, située dans un cadre idéal. La propriétaire
prétend avoir un autre acheteur. Il est donc temps de se
décider. « Cela t’intéresse-t-il toujours… et la maison et la
réclusion ? », écrit Germaine le 27 août. Hergé lui répond
aussitôt :
Tu me demandes si cela m’intéresse toujours ! et la maison,
et la réclusion. Mais plus que jamais ! Et puis, ce n’est pas ça,
de la réclusion, pas vrai. Tu verras, il y aura des amis plus souvent qu’on ne le croit. Et Bruxelles n’est pas loin, surtout
pour une Topolino conduite de main de maître. Non, non,
ma petite femme, si toi tu es toujours décidée, moi, je le suis,
je le répète, plus que jamais et je serais vraiment désolé que
l’affaire ne se fasse pas 4 .
Hergé commence à se sentir mieux. Il mange de bon
appétit, se plonge avec intérêt dans le livre de Léon
Degrelle sur la campagne de Russie qu’il a trouvé à
Genève et demande à Germaine de le rejoindre à Gland.
Au début du mois de septembre, ils coulent ensemble
quelques jours heureux au bord du lac, faisant de longuespromenades en barque, et prenant force repas bien arrosés
avec Charlie et Lise Fornara. Mais de travail il n’est toujours pas question. Cette fois, le doux Marcel Dehaye
vient lui-même tirer la sonnette d’alarme. C’est que Raymond Leblanc, auprès duquel il travaille à mi-temps
depuis quelques mois, en a réellement assez :
Au journal, on reste dans l’incertitude au sujet de la reprise
de L’Or noir . Tu sais que les dessins et les textes doivent être
remis à l’imprimerie quatre semaines avant la sortie du
numéro. Ils aimeraient savoir pour quel numéro tu comptes
leur remettre ta première planche. Est-ce trop demander ?
Anniversaire de Tintin . M. Van Milleghem a suggéré qu’un
dîner réunisse les principaux collaborateurs du journal à
l’auberge de Beersel, sans doute le samedi 24 septembre, au
soir. […] Serez-vous rentrés avant cette date ?
Je crois qu’une franche explication serait souhaitable entre
M. Leblanc et toi, car je sens en ses propos de l’amertume,
une certaine déception, et il serait dommage que la mésentente se glisse dans vos relations. C’est pourquoi je souhaite
qu’une rencontre – rien qu’à deux – ait lieu dans le plus bref
délai 5 .
Le dessinateur s’arrange pour être revenu avant ce troisième repas d’anniversaire. Mais le dîner est refroidi par
un incident : lorsque Hergé se tourne vers Raymond
Leblanc, attendant qu’il prononce un petit discours, l’éditeur reste silencieux ; et le dessinateur est contraint de
renoncer à la réponse qu’il avait prévue 6 . Cela n’empêchera pas ces « assemblées très pantagruéliques, infiniment breugheliennes » de se dérouler longtemps à l’Auberge du Chevalier, que Jacobs a fait découvrir à Raymond Leblanc, et de s’inscrire dans la légende du journal Tintin . Mais Hergé ne portera jamais dans son cœur ce
genre de festivités : « Chacun racontait sa petite histoire
drôle, chose dont j’ai positivement horreur 7
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