Herge fils de Tintin

Tintin en Amérique  ? Le 13 novembre 1957, le
dessinateur demande au père Gall, son ami de l’abbaye de
Scourmont, de bien vouloir lui prêter ses lumières :
Mon cher Père,
    Après un nouveau silence – mais qui, cette fois n’aura duré
« que » un an et demi… –, j’ai le plaisir de renouer contactavec vous. C’est la recherche d’un scénario pour une nouvelle
histoire de Tintin qui m’y amène.
    L’idée m’est venue de placer mon petit bonhomme dans le
décor d’une réserve de Peaux-Rouges. Il y serait aux prises
avec des businessmen qui auraient (par exemple) découvert
du pétrole sur le territoire des Indiens et mettraient tout en
œuvre pour chasser ceux-ci. Tintin, bien entendu, ferait
triompher la justice.
    Ceci n’est évidemment qu’un schéma et je ne suis pas certain
de pouvoir m’y arrêter. Mais j’aimerais avoir votre avis sur
l’idée générale. Sachant que vous étiez, il y a quelques années
encore, en relation avec des Peaux-Rouges, je ne puis mieux
faire que de m’adresser à vous 1 .
    Le père Gall ne répond que le 22 décembre, mais il
envoie à Hergé une lettre-fleuve de six pages serrées, retraçant en détail l’histoire des réserves indiennes et des spoliations dont les diverses tribus ont été victimes. Il ne
demande pas mieux que de l’informer et surtout de le
« mettre en garde en temps opportun contre quelques
erreurs hurlantes, mais extrêmement communes 2 . »
L’abondance et la densité des explications du père Gall
font sans doute mesurer à Hergé la difficulté qu’il y aurait
à traiter un tel sujet dans Les Aventures de Tintin  : dans sa
lettre suivante, la gêne est manifeste :
Mon cher Père,
    Comment vous remercier ? C’est trop peu dire que de dire :
j’ai lu – et relu – votre lettre avec un intérêt passionné.
D’abord, ce n’est pas une lettre, c’est une véritable étude, digne
de paraître, telle quelle, dans les meilleures publications. Et ce
n’est pas seulement de l’intérêt que sa lecture a suscité chez
moi, c’est de la confusion, et beaucoup de gratitude, à la
pensée de la peine que vous avez bien voulu prendre. […]
    Je ne vais pas revenir aujourd’hui au fond du problème, pour
cette raison que j’en suis encore à hésiter entre deux ou trois
voies que je pourrais ouvrir à Tintin, pour ses prochaines
aventures. Je me permettrai de vous réécrire lorsque l’heure
du choix définitif sera venue 3 .
    Si Hergé hésite, c’est aussi parce que, depuis quelques
semaines, une autre idée commence à le tarauder. Au bas
du dernier crayonné de Coke en stock , il a jeté les bases
d’une histoire qui lui paraît prometteuse : une erreur judiciaire centrée sur Nestor, le plus discret des habitants de
Moulinsart.
    Le domestique demande un jour de congé pour se rendre
au chevet de sa sœur, malade. Il revient le soir même. Le lendemain matin, les journaux annoncent l’assassinat d’un
inconnu. Très vite, les soupçons se portent sur Nestor : des
témoins ont vu sur les lieux du crime un homme qui lui
ressemble ; puis, on relève ses empreintes digitales sur le
revolver. L’alibi du domestique se révèle faux : il n’a pas été
chez sa sœur. Nestor est arrêté ; il continue à protester de
son innocence, mais se refuse à donner quelque explication
que ce soit. Alors que le procès va commencer, Tintin se
promène en ville et aperçoit Maxime Loiseau qui entre chez
un antiquaire. Lorsqu’il apprend à Nestor qu’il a vu son
ancien maître, celui-ci se trouble…
Pourquoi Nestor se refuse-t-il à dire la vérité, fût-ce à
Tintin ?
    C’est que la vie de sa sœur est en jeu.
    C’est Loiseau qui a tué le monsieur X. Il ne lui a rien pris,
sauf un timbre rare, le « second de l’île Maurice », qui vaut
une fortune.
    Pourquoi Nestor est-il allé là-bas ?
    Parce que Loiseau lui a téléphoné de venir là pour lui…
    Hergé s’interrompt au milieu de la phrase, butant
manifestement sur une difficulté. Si séduisante soit-elle,
l’idée lui apparaît brusquement inutilisable. Nestor a toujours eu quelque chose de suspect. N’avait-il pas trop
longtemps fermé les yeux sur les activités criminelles de
ses anciens patrons, avant de passer au service de Tintin et
de ses compagnons 4  ?
    Dans la partie gauche de la page, Hergé commence à
explorer une autre voie, apparemment beaucoup plus floue :
     
    Thème général très simple. Mais quoi ?
    Sagesse