Herge fils de Tintin
produit en question allait commencer ses ravages.
Hergé ne se sent pas capable de travailler seul à cette
histoire. Ne voulant pas laisser son équipe trop longtemps
sans projet, il confie ses notes à Michel Greg, un scénariste
dynamique et polyvalent, capable de s’adapter à des personnalités aussi différentes que Paul Cuvelier et André
Franquin, et qu’il a chargé peu de temps auparavant de
superviser les adaptations de Tintin en dessin animé.
Après quelques conversations avec Hergé, Greg développe
deux variations autour du même thème : Les Pilules et Tintin et le Thermozéro .
Le point de départ est le suivant : témoin d’un accident
de voiture, Tintin couvre la victime de son imperméable
et le blessé – un agent secret – se débarrasse d’un objet
compromettant en le glissant dans une des poches du
vêtement. S’ensuit une folle course-poursuite, dans un
esprit assez proche de celui des films d’Hitchcock, qui
doit mener jusqu’à Berlin ou, dans l’autre version, jusqu’à
Palerme 3 .
Hergé réalise quelques esquisses, mais ne tarde pas à se
sentir mal à l’aise. Soucieux de bien faire, le scénariste a
poussé les choses trop loin, en écrivant un véritable petit
roman où rien n’est laissé dans l’ombre. Comme Hergé
l’expliqua plus tard :
Je me sentais prisonnier d’un carcan dont je ne pouvais me
défaire. Or, personnellement, j’ai besoin d’être constammentsurpris par mes propres inventions. D’ailleurs, mes histoires
se font toujours de la même façon. Je sais d’où je pars et je
sais à peu près où je veux arriver, mais le chemin que je vais
prendre dépend de ma fantaisie du moment 4 .
Hergé insista toujours sur cette liberté d’invention. « Si
tout est décidé d’avance, je trouve que c’est ennuyeux 5 . »
En réalité, ce dont il avait besoin, c’était d’un partenaire
qui aurait pu l’aider à se mettre en route et l’aurait relancé
régulièrement – comme Van Melkebeke ou Weinberg
l’avaient fait en leur temps – et non d’un scénariste qui
fasse l’ensemble des choix narratifs à sa place.
Un autre élément, plus paradoxal, contribuait sans
doute à éloigner Hergé de ce projet. Remarquable caméléon, Greg s’était imprégné des Aventures de Tintin au
point de les pasticher. Aussi cette longue poursuite risquait-elle de ramener le dessinateur quelques années en
arrière, à l’époque de L’Affaire Tournesol. Après huit très
beaux crayonnés, il abandonne Tintin et le Thermozéro .
C’est tout à la fin de l’année 1960 que Hergé prend les
premières notes pour ce qui deviendra Les Bijoux de la
Castafiore . L’origine de cette histoire, sans doute la plus
étonnante des Aventures de Tintin , semble directement
liée aux luttes d’influence au sein des Studios. Jacques
Martin se veut le garant d’une certaine tradition Tintin ,
où le suspense et les gags s’entrelacent habilement. Bien
qu’il ne se prétende pas scénariste, Baudouin van den
Branden ne se prive pas lui aussi de faire des propositions,
mais ses références sont beaucoup plus littéraires. Et c’estainsi qu’un jour, pendant la sacro-sainte heure du thé, il
évoque l’idée d’un album qui respecterait la règle des trois
unités, un album où les personnages ne quitteraient pas
Moulinsart 6 .
Hergé s’emballe aussitôt. Après Tintin au Tibet – et le
changement de vie qu’il vient de connaître –, il est bien
décidé à pousser plus loin encore la remise en question de
la bande dessinée classique. « J’aime dérouter le lecteur…
Je savais qu’une partie du public serait déçue, mais c’était
ça que j’avais envie de faire 7 », expliqua-t-il. Plus encore
que les précédentes, cette histoire se développe « comme
le lierre ». Les Tziganes, qui « apportent cet élément exotique inséparable du monde de Tintin 8 », y tiennent finalement un rôle moins important que prévu. C’est que,
peu à peu, la Castafiore a empli tout l’espace du récit.
Avec le mode de cohabitation qui s’est établi à Moulinsart entre Tintin, Haddock et Tournesol, Hergé a mis en
scène son idée de la sociabilité : un système fondé sur la
juste distance et le respect des territoires, une forme d’harmonie dans l’indépendance à laquelle il tient de plus en
plus : « C’est le savoir-vivre dans son sens le plus fort, pas
seulement les bonnes manières, mais surtout l’art de
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