Herge fils de Tintin
laisse-t-il
échapper. Pendant des jours, il ne fait pas le moindre
commentaire. Puis il décide de maquiller l’incident en
farce, laissant paraître la page en question dans l’hebdomadaire suisse L’Illustré . Mais il accompagne cette publication d’une déclaration on ne peut plus explicite.
Je pourrais fort bien « produire » en quantité industrielle ;
j’ai des collaborateurs parfaitement capables de suivre un
rythme intensif, sans que la qualité des dessins en souffre
aucunement. Eh bien, je ne le fais pas. En ce moment, par
exemple, l’inspiration n’est pas là. J’ai trois ou quatre scénarios qui attendent, mais aucun ne correspond encore à
quelque chose de profond en moi. […]
On voit souvent des écrivains s’arrêter pendant quelques
années et personne ne s’en étonne. Pourquoi devrais-je, moi,
me forcer à une cadence « non-stop » de production ? Il
m’est très difficile de déterminer à quel moment prendra fin
cette période d’attente. […] Peut-être […] va-t-elle se prolonger quelque temps encore… Je sens naître en moi plusieurs tendances […]. Tout cela doit mûrir 15 …
En voulant se substituer à Hergé, ses collaborateurs ont
failli le conduire à s’arrêter. En 1966, il pense faire un dernier album, puis laisser définitivement tomber 16 . « Je hais
Tintin 17 », aurait-il déclaré un jour à Jacques Martin.
C’est un élément extérieur qui va le conduire à commencer la vingt-deuxième histoire de Tintin. Depuis
quelque temps, la presse ne parle que d’une nouvelle bande
dessinée : Astérix de Goscinny et Uderzo. Le personnage est
né en même temps que l’hebdomadaire Pilote , en
octobre 1959, et les premiers albums n’ont connu qu’un
succès modeste. Mais le rythme de progression est très
rapide. À l’automne 1966, le huitième album de la série, Astérix chez les Bretons , est tiré d’emblée à six cent mille
exemplaires ; et tous les autres titres sont réimprimés.
Le 19 septembre, L’Express consacre sa couverture et un
dossier au « Phénomène Astérix ». Chez Casterman, on
commence à s’inquiéter : deux albums de Goscinny et
Uderzo paraissent chaque année, alors que cela fait plus
de trois ans qu’il n’y a pas eu de nouveau Tintin , mis à part
la version modernisée de L’Île noire . Longtemps, Hergé a
observé tout cela de loin : le travail de Goscinny et Uderzo
lui semblait si différent du sien. Mais le dossier de presse
que Baudouin van den Branden a rassemblé le fait sortir
de ses gonds. « Dans le sillage d’ Astérix , Tintin mord la
poussière », écrit un journaliste. Tandis qu’un autre
insiste : « Astérix a le même succès que Tintin naguère 18 . »
Piqué au vif, Hergé réagit à la manière du capitaine
Haddock : « Naguère Tintin ! Je vais leur en fiche du
naguère Tintin 19 ! », répète-t-il à ses collaborateurs.
Avec Vol 714 pour Sydney , dont la publication commence
peu après, Hergé pense frapper un grand coup. Partant
d’une aventure classique, il veut déboucher sur deux questions qui lui importent : « Y aurait-il d’autres mondes
habités ? Y aurait-il des “initiés” qui le savent 20 ? » Hergés’est toujours intéressé au « paranormal », mais il compte
aussi profiter d’un récent regain d’intérêt pour ces problèmes. Le livre Le Matin des magiciens , de Jacques Bergier
et Louis Pauwels, vient de connaître un succès considérable, tout comme Planète , une revue dont il est d’autant
plus familier que deux de ses proches amis – Bernard Heuvelmans et Raymond De Becker – y écrivent régulièrement 21 . Comme d’habitude, Hergé a beaucoup lu sur le
sujet. Et le dernier livre de son cher Jung, Un mythe
moderne , est consacré à une interprétation psychologique
du phénomène des soucoupes volantes. Mais Hergé a surtout été marqué par un ouvrage de Robert Charroux, Le
Livre des secrets trahis ; l’auteur y développe une hypothèse
qu’il compte réutiliser dans son album : celle de cosmonautes venus sur Terre dès la préhistoire et dont on pourrait
retrouver des traces dans certaines grottes.
De Jacques Bergier, l’éminence grise de Planète , Hergé
trace un portrait assez réussi dans Vol 714 pour Sydney ,
sous le nom de Mik Ezdanitoff. Si l’on en croit Umberto
Eco, le véritable Bergier était déjà romanesque au possible :« Un petit bonhomme invraisemblable, absolument fascinant, qui,
Weitere Kostenlose Bücher