Herge fils de Tintin
manière ingénieuse d’échapper à
ce nom d’emprunt, de barrer ce Remi postiche. Quant à
Tintin, l’un de ses traits les plus frappants sera de naître
sans nom et sans famille, comme un enfant trouvé. Et
Tintin dépensera autant d’énergie à élucider des secrets et
à décrypter des messages que Hergé à recouvrir d’un voile
les questions qui lui importaient le plus. « Je m’ouvre rarement tout à fait », disait-il à la fin de sa vie, considérant
comme son principal défaut « ce manque de spontanéité », « une espèce de paralysie, d’hésitation un peu
excessive 3 ».
Dans Tintin et le Secret d’Hergé 4 , le psychanalyste Serge
Tisseron a suivi à la trace ce roman familial, à travers trois
générations : celle de Léonie Dewigne (représentée par la
Castafiore), celle d’Alexis et Léon, les jumeaux inséparables (représentés par Dupond et Dupont), celle d’Hergé
enfin (représenté par le capitaine Haddock et son ancêtre).
Son analyse, très fine, est sur bien des points convaincante,
notamment lorsqu’elle permet de relire cette longue quête
généalogique que constituent Le Secret de la Licorne et Le
Trésor de Rackham le Rouge . Ou de mieux comprendre les
liens avec le roi de Syldavie dans Le Sceptre d’Ottokar . Le
risque serait seulement de vouloir faire de ce blanc fondateur la clé de toutes Les Aventures de Tintin et la raison
majeure de leur succès. Car des secrets, Hergé en aura pas
mal d’autres.
----
1 C’est Hervé Springael qui a poussé le plus loin les recherches, et
retrouvé le plus de pièces. On se reportera à son ouvrage Avant Tintin ,
et surtout à l’article « Le grand-père de Hergé », in Les Amis de Hergé ,
n o 26, décembre 1997, p. 5-7. Je le remercie vivement de m’avoir
transmis en mars 2002 les résultats de ses recherches les plus récentes
sur « les origines de la famille de Hergé ».
2 Hervé Springael, « Le grand-père de Hergé », in Les Amis de
Hergé , n o 26, décembre 1997, p. 7.
3 « Conversation avec Hergé », in Benoît Peeters, Le Monde
d’Hergé , nouvelle édition, Casterman, 1990, p. 210.
4 Hors collection/Presses de la Cité, 1993.
2
Du gris
Après le blanc, vient du gris, beaucoup de gris. Telle est
en tout cas la couleur que Hergé attribuait à ses premières
années. Celui qui allait réjouir l’enfance de plusieurs
générations de lecteurs déclara fréquemment ne pas avoir
eu une jeunesse très exaltante. À Numa Sadoul, il
expliquait :
Tout à fait quelconque, mon enfance. Dans un milieu très
moyen, avec des événements moyens, des pensées moyennes.
Pour moi, le « vert paradis » du poète a été plutôt gris. […]
Mon enfance, mon adolescence, le scoutisme, le service militaire, tout était gris. Une enfance ni gaie, ni triste, mais plutôt
morne 1 .
Et une dizaine d’années plus tard, il s’exprimait dans les
mêmes termes, à quelques nuances près :
Mon enfance me paraît très grise. J’ai des souvenirs, bien sûr,
comme tout le monde, mais ils ne commencent à s’éclairer,à se colorer, qu’au moment du scoutisme. Avant cela, je le
répète, c’est une espèce de grisaille 2 .
Une telle insistance mérite qu’on s’y attarde.
Quand naît le futur Hergé, le vieux roi Léopold II
achève son règne. Il a fait de Bruxelles une capitale et
lègue à la Belgique une colonie qui n’est pas pour rien
dans sa richesse : le Congo. En ce début du XX e siècle,
la Belgique est la quatrième puissance industrielle et
commerciale du monde. Ses mines, son industrie métallurgique et verrière, ses filatures assurent sa prospérité. Ce
sont des Belges qui entament en 1900 la construction du
métro parisien, mais aussi de lignes de chemins de fer et
de tramways un peu partout à travers le monde. Cette
petite Belgique est aussi un grand foyer artistique et scientifique. C’est par exemple à Bruxelles que se tiennent les
congrès de physique Solvay où se retrouvent Albert
Einstein, Marie Curie, Paul Langevin et d’autres savants
majeurs. Avec des peintres comme Ensor, Khnopff et
Spilliaert, des architectes comme Horta et Hankar, des
écrivains comme Verhaeren et Maeterlinck, les arts et les
lettres ne se portent pas mal non plus.
Mais tout cela est bien loin du milieu familial dans
lequel va grandir Georges Remi. Son père, Alexis, a commencé à travailler à quatorze ans comme employé dans
l’atelier de confection
Weitere Kostenlose Bücher