Herge fils de Tintin
fragments
de sa correspondance. On a consacré une enquête à la gestion de son héritage. On a fait de lui le héros d’une bande
dessinée. Et le cinéaste Jaco Van Dormael développa un
projet d’adaptation de Tintin au Tibet dont le dessinateur
devait être l’un des protagonistes.
Les recherches biographiques ont suivi le même mouvement. Les rares livres parus du vivant d’Hergé, Le
Monde de Tintin de Pol Vandromme, dès 1959, puis Tintin et moi de Numa Sadoul, en 1975, avaient quelque
chose d’officiel. Les informations venaient de l’auteur et
de ses collaborateurs les plus proches ; les entretiens
avaient été relus plus d’une fois. Hergé tenait tout particulièrement à protéger sa vie privée. Il décourageait les
curiosités en laissant entendre que son existence se confondait avec l’élaboration des albums. « La vie d’Hergé […]
est sans intérêt. On ferait avec elle un superbe anti-roman 4 », ne craignait pas d’écrire Vandromme.
Après sa disparition, les langues se délièrent à mesure
que sa gloire grandissait. Le numéro spécial de Libération fut comme un coup d’envoi. Avec la vogue d’un style graphique qualifié de « ligne claire », une sorte d’unanimité
se créa autour d’Hergé. Bientôt, le masque trop soigneusement poli ne suffit plus à satisfaire les curiosités. Un
ancien proche, le critique d’art Pierre Sterckx, et un jeune
scénariste, Thierry Smolderen, se lancèrent dans une première enquête biographique. Aux sources écrites – qui
restaient alors en bonne partie inaccessibles –, ils préféraient de très loin les témoins, et ils en rencontrèrent un
grand nombre, dont certains totalement inattendus.
Plutôt que le style neutre de l’historien, ils choisirent
l’empathie du romancier, ne craignant pas de « condenser,
grouper ou déplacer certains faits 5 ». Si leur Hergé séduisit, il déconcerta plus encore. Des dialogues manifestement romancés firent passer pour de simples affabulations les résultats d’une recherche minutieuse et novatrice. La connaissance intime de Georges Remi avait
progressé, mais le malaise politique demeurait entier. Et la
vieille, la sempiternelle rumeur sur l’attitude d’Hergé
pendant l’Occupation ne tarda pas à refaire surface…
C’est cet abcès que creva enfin le livre de Pierre Assouline, en 1996 6 . Quand ce biographe éminent, connu pour
ses ouvrages sur Gallimard, Simenon et quelques autres,
manifesta son intérêt pour l’auteur de Tintin, il demanda
un libre accès aux archives de la Fondation Hergé, y compris aux tiroirs qui étaient restés fermés jusqu’alors. Ces
milliers de documents constituèrent le matériau premier
de son ouvrage. Fidèle à sa méthode, Assouline n’accorda
aux rencontres avec les témoins qu’une fonction secondaire ; beaucoup, d’ailleurs, avaient déjà disparu. Mais il
mena de façon méthodique l’enquête historique que tout
le monde attendait. Il était nécessaire, après trop de sous-entendus, d’éplucher sérieusement les dossiers les plus
chauds. Tout juste peut-on regretter que la place réservée
aux années d’Occupation, à ce qui les annonce et les prolonge (les liens avec Léon Degrelle, la longue fidélité aux
« inciviques »), déséquilibre un peu le livre. L’insistancesur l’aspect politique – amplifiée par certains journalistes,
surtout en Belgique –, a fait passer le créateur à l’arrière-plan. C’est comme si Georges Remi, dit Hergé, n’avait été
qu’incidemment l’auteur des Aventures de Tintin 7 .
Si j’ai finalement entrepris cet ouvrage, c’est d’abord
parce que je ne reconnais pas tout à fait Hergé dans les
portraits proposés jusqu’ici. « Je n’ai jamais rencontré
Georges Remi. Cela ne m’a pas manqué », écrivait Pierre
Assouline en ouverture de sa biographie. Avait-il vraiment
raison ? Les quelques heures que j’ai passées avec Hergé
m’ont laissé une impression très forte, qui n’est pas étrangère à mon envie d’écrire ce livre. Plus tard, en préparant
le documentaire Monsieur Hergé , j’ai eu la chance de fréquenter beaucoup de ceux qui avaient compté pour lui.
De plusieurs, disparus depuis, je me souviens avec une
réelle émotion.
Je me rappelle les rires et les silences blessés de Germaine, sa première femme. Je l’entends encore me lancer,
dans un curieux mélange d’affection et de sarcasme :
« C’était un gentil
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