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leur petite amie lorsqu’elle leur rend visite, leurs
projets, leurs doutes, leurs peurs, leurs espoirs, à quoi ils rêvent, ce qu’ils
pensent. Mais ce n’est pas possible parce que je n’ai presque rien là-dessus.
Je ne sais même pas comment ils ont réagi quand on est venu leur annoncer la
mort d’Heydrich, alors que cela aurait dû constituer l’un des temps forts de
mon livre. Je sais que les parachutistes avaient si froid dans cette crypte que
le soir venu, certains installaient leur matelas dans la galerie qui
surplombait la nef de l’église où il faisait un peu plus tiède. C’est assez
mince. Je sais quand même que Valičík était fiévreux (sans doute du fait
de sa blessure) et que Kubiš faisait partie de ceux qui essayaient de trouver
le sommeil dans l’église plutôt que dans la crypte. Enfin, en tout cas, qu’il a
essayé au moins une fois.
Inversement, je dispose d’une
documentation colossale sur les funérailles nationales organisées pour
Heydrich, de son départ du château de Prague à la cérémonie de Berlin en
passant par le transport en train. Des dizaines de photos, des dizaines de
pages de discours prononcés en hommage au grand homme. Mais la vie est mal
faite parce que je m’en fous un peu. Je ne vais pas recopier l’éloge funèbre de
Dalüge (savoureux malgré tout parce que les deux hommes se haïssaient), ni
l’interminable apologie qu’Himmler fait de son subordonné. Je vais plutôt
suivre Hitler, dans sa volonté de faire court :
« Je me contenterai de
quelques mots pour rendre hommage au défunt. C’était l’un des meilleurs
nationaux-socialistes, l’un des plus ardents défenseurs de l’idée du Reich
allemand, l’un des plus grands adversaires de tous les ennemis du Reich. Il est
tombé en martyr pour la préservation et la protection du Reich. En tant que
chef du parti et führer du Reich allemand, je te décerne, mon cher
camarade Heydrich, la plus haute décoration que je puisse attribuer : la
médaille de l’ordre allemand. »
Mon histoire est trouée comme
un roman mais dans un roman ordinaire, c’est le romancier qui décide de
l’emplacement des trous, droit qui m’est refusé parce que je suis l’esclave de
mes scrupules. Je feuillette les photos du cortège funéraire traversant le pont
Charles, remontant la place Wenceslas, passant devant le Muséum. Je vois les
belles statues de pierre qui bordent le pont se pencher sur les svastikas et je
suis vaguement écœuré. Je préfère aller installer mon matelas dans la galerie
de l’église, s’il reste une petite place.
240
C’est le soir et tout est
calme. Les hommes sont rentrés du travail et dans les petites maisons, les
lumières s’éteignent l’une après l’autre, d’où s’exhalent encore les bonnes
odeurs des repas du dîner, mêlées toutefois à des relents de chou un peu âcre.
La nuit tombe sur Lidice. Les habitants vont se coucher de bonne heure car
demain, comme toujours, il faudra se lever tôt pour aller à la mine ou à
l’usine. Mineurs et métallos dorment déjà lorsqu’un bruit lointain de moteurs
en marche se fait entendre. Le bruit, lentement, se rapproche. Des camions
bâchés avancent en file indienne dans le silence de la campagne. Puis les
moteurs se taisent. Et c’est un cliquetis continu qui leur succède. Le
cliquetis s’étire dans les rues comme un liquide s’engouffrant dans des tubes.
Des ombres noires se répandent partout dans le village. Puis, lorsque les
silhouettes se sont agglutinées en groupes compacts et que chacun a rejoint sa
position, le cliquetis cesse. Une voix humaine déchire la nuit. C’est un signal
crié en allemand. Et alors ça commence.
Les habitants de Lidice, tirés
de leur sommeil, ne comprennent rien à ce qui leur arrive, ou ne le comprennent
que trop bien. On les arrache à leur lit, on les sort de chez eux à coups de
crosse, on les rassemble tous sur la place du village, devant l’église. Près de
cinq cents hommes, femmes, enfants, habillés à la hâte, se retrouvent, ahuris
et terrifiés, encerclés par des hommes en uniforme de la Schutzpolizei. Ils ne
peuvent pas savoir qu’il s’agit d’une unité qu’on a fait venir spécialement de
Halle-an-der-Saale, la ville natale d’Heydrich. Mais ils savent déjà que
demain, personne n’ira au travail. Puis les Allemands commencent à effectuer ce
qui deviendra bientôt leur occupation favorite : ils se mettent à trier.
Les femmes et les enfants
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