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flancs noirs et humides
de l’appareil, et, du fuselage glacé, Jan Kubiš et Josef Gabchik aperçurent
leur terre natale à travers le panneau de sortie, en forme de cercueil, ouvert
dans le plancher de l’appareil. »
C’est ainsi que commence le
roman d’Alan Burgess, Sept hommes à l’aube , écrit en 1960. Et dès les
premières lignes, je sais qu’il n’a pas écrit le livre que je veux écrire. Je
ne sais pas si Gabčík et Kubiš ont pu voir quelque chose de leur terre
natale, à sept cents mètres d’altitude, dans la nuit noire de
décembre 1941, et quant à l’image du cercueil, je souhaite éviter autant
que faire se peut les métaphores trop lourdes.
« Ils vérifièrent
machinalement le mécanisme et les sangles de largage automatique de leur
harnachement de parachutistes. Dans quelques minutes, ils plongeraient dans les
ténèbres, sachant qu’ils étaient les premiers parachutistes lâchés au-dessus de
la Tchécoslovaquie, et que leur mission était l’une des plus rares et des plus
risquées qui aient jamais été imaginées. »
Je sais tout ce qu’on peut
savoir sur ce vol. Je sais ce que Gabčík et Kubiš avaient dans leur
paquetage : un couteau pliant, un pistolet avec deux chargeurs et douze
cartouches, une capsule de cyanure, un morceau de chocolat, des tablettes d’extrait
de viande, des lames de rasoir, une fausse carte d’identité et des couronnes
tchèques. Je sais qu’ils portaient des vêtements civils fabriqués en
Tchécoslovaquie. Je sais qu’ils n’ont rien dit pendant le vol, conformément aux
ordres qu’ils avaient reçus, à part « salut » et « bonne
chance » à leurs camarades parachutistes. Je sais que leurs camarades
parachutistes se doutaient, bien que leur objectif fût top secret, qu’ils
étaient envoyés au pays pour tuer Heydrich. Je sais que c’est Gabčík qui,
pendant le trajet, a fait la meilleure impression au dispatcher ,
l’officier chargé de contrôler le bon ordre des largages. Je sais qu’avant le
décollage, on leur a fait à tous rédiger un testament à la hâte. Je connais
naturellement les noms de chacun des membres des deux autres équipes qui les
accompagnaient, ainsi que la nature de leurs missions respectives. Il y avait
sept parachutistes dans l’avion, et je connais également la fausse identité de
chacun d’eux. Gabčík et Kubiš, par exemple, s’appelaient respectivement
Zdeněk Vyskočil et Ota Navrátil, et leurs faux papiers indiquaient
comme profession : serrurier et ouvrier. Je sais à peu près tout ce qu’on
peut savoir sur ce vol et je refuse d’écrire une phrase comme : « Ils
vérifièrent machinalement le mécanisme et les sangles de largage automatique de
leur harnachement de parachutistes. » Bien qu’ils l’aient fait, sans aucun
doute.
« Le plus grand des deux,
âgé de 27 ans, mesurait environ 1,75 m. Il avait des cheveux blonds
et sous des sourcils bien marqués, ses yeux gris, profondément enfoncés,
regardaient le monde avec fermeté. Ses lèvres bien nettes, bien
dessinées », etc. J’arrête là. C’est dommage que Burgess ait perdu son
temps avec de tels clichés, car par ailleurs, il était incontestablement très
bien documenté. J’ai relevé deux erreurs flagrantes dans son livre, concernant
la femme d’Heydrich, qu’il appelle Inga au lieu de Lina, et la couleur de sa
Mercedes, qu’il s’obstine à voir verte au lieu de noire. J’ai également repéré
des épisodes douteux, que je soupçonne Burgess d’avoir inventés, comme cette
sombre histoire de croix gammées tatouées sur les fesses au fer rouge. Mais
j’ai par ailleurs appris beaucoup de choses sur la vie de Gabčík et Kubiš
à Prague pendant les mois qui ont précédé l’attentat. Il faut dire que Burgess
avait un avantage sur moi : vingt ans après les faits, il a pu rencontrer
des témoins encore vivants. Quelques-uns, en effet, avaient survécu.
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Bref, finalement, ils ont
sauté.
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Selon Edouard Husson, un
universitaire réputé qui prépare une biographie sur Heydrich, tout, dès le
début, est allé de travers.
Gabčík et Kubiš sont
largués très loin de l’endroit prévu. Ils devaient atterrir à côté de Pilsen,
ils se retrouvent à quelques kilomètres… de Prague. Après tout, me direz-vous,
c’est là que se trouve leur objectif, et c’est autant de temps gagné. C’est à
de telles réflexions qu’on voit bien que vous ne connaissez rien à la
clandestinité.
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