Hiéroglyphes
croisés
à Constantinople et Jérusalem, cette anarchie débridée
n’avait rien d’une nouveauté historique.
« À
quoi bon tenter de juguler ce qu’on n’a pas le pouvoir
d’empêcher », se borna-t-il à déclarer,
au lendemain de cette nuit d’enfer.
Au
lever du jour, s’était apaisée la folie furieuse.
Les soldats épuisés gisaient auprès de leurs
victimes, effrayés par tout ce qu’ils avaient osé,
mais satisfaits quand même, tels des satyres au terme d’une
nuit de débauche. Cette colère démoniaque avait
étanché leur soif de vengeance.
Trois
mille prisonniers ottomans, affamés, terrifiés,
espéraient, en tremblant, le bon vouloir de Bonaparte.
Napoléon
n’était pas homme à esquiver ses responsabilités.
Bien qu’il admirât les poètes et les artistes, il
demeurait, au fond de lui, un artilleur et un stratège.
Envahir la Syrie et la Palestine, peuplées au total de deux
millions cinq cent mille habitants, avec treize mille soldats
français et deux mille auxiliaires égyptiens, était
une entreprise disproportionnée. À la chute de Jaffa,
quelques-uns de ses hommes trahissaient des symptômes de peste
bubonique. Son projet fantastique était, comme Alexandre avant
lui, de marcher sur l’Inde, à la tête d’une
armée de recrues orientales, afin de s’y créer un
empire en Orient. Mais, en détruisant sa flotte, Nelson
l’avait coupé des renforts espérés, Sidney
Smith organisait la défense d’Acre, et Bonaparte avait
besoin, plus que jamais, de la capitulation de Djezzar-le-Boucher.
Il ne pouvait libérer ses prisonniers, ni les parquer en
marge, encore moins les nourrir.
Il
décida de les exécuter.
Une
décision monstrueuse dans une carrière controversée.
D’autant plus regrettable que je faisais partie du nombre. Je
n’aurais même pas la gloire et la dignité de
parader sous la conduite de Najac et de mourir fusillé, en
tant qu’espion notoire, sous les yeux de mes pairs. Au lieu de
cette satisfaction macabre, Najac me poussa dans la foule pressée
des Marocains, des Albanais et des Soudanais comme n’importe
quelle autre recrue ottomane. Les pauvres n’avaient encore
aucune idée précise de ce qui les attendait. En se
rendant, ils avaient espéré avoir la vie sauve.
Bonaparte les conduisait-il vers les navires qui les rapatrieraient à
Constantinople ? Ou bien allait-il les envoyer en Égypte,
voués à l’esclavage ? Ou bien encore
allait-on les garder en dehors des murs fumants de la ville jusqu’à
ce que les Français parachèvent leur conquête ?
Rien de tout cela, et les rangs de grenadiers et de fusiliers,
mousquets au repos, le long de la plage, commençaient à
créer une atmosphère de franche panique. Massée
aux deux bouts du site, la cavalerie française prévenait
toute tentative d’évasion. Dos à l’orangeraie,
s’alignait l’infanterie et, derrière nous, c’était
la mer.
« Ils
vont nous tuer tous, gémit quelqu’un.
— Allah
nous protégera.
— Comme
il a protégé Jaffa ?
— Écoutez,
dis-je à Najac, je n’ai pas encore trouvé le
Graal, mais il existe. C’est un livre. Et si vous me tuez, vous
ne le trouverez jamais. Il n’est pas trop tard pour conclure
une alliance… »
Il
pressa dans mes reins la pointe de son sabre.
J’insistai :
« Vous
allez commettre un crime que le monde n’oubliera pas.
— Balivernes.
Il n’y a pas de crimes en temps de guerre. »
J’ai
décrit la suite au début de cette histoire. L’aspect
le plus remarquable d’une exécution imminente est cette
acuité décuplée de nos cinq sens. Je percevais
la densité insolite de l’air comme si j’avais eu
des ailes de papillon. Les odeurs de la mer, du sang et des oranges
me parvenaient avec une intensité inhabituelle. Je sentais
chaque grain de sable sous mes pieds nus et j’entendais les
déclics des armes vérifiées, les claquements des
harnais de la cavalerie en attente, le bourdonnement des insectes,
les cris des oiseaux. Je n’avais pas du tout envie de mourir.
Autour de moi, des hommes suppliaient ou sanglotaient dans une
douzaine de langues incompréhensibles.
« Heureux
d’avoir noyé vos saloperies de serpents !
— Vous,
vous allez sentir au moins une balle vous entrer ; dans le
corps, comme ça m’est arrivé. Et puis une autre,
et encore une autre. J’espère que vous mettrez beaucoup
de temps à vous vider de votre sang, parce que c’est un
processus très douloureux. J’aurais
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