Hiéroglyphes
J’entendais toujours les
cris et les détonations sporadiques, mais miséricordieusement
étouffés. Et pas question de partager ce refuge. Je
risquerais de me faire avoir, et j’avais tout juste assez de
place pour moi tout seul. J’attendis, en tremblotant, que les
barques sans quille heurtent le rocher, que les ultimes coups de feu
se répercutent et que les derniers prisonniers soient abattus
ou passés au fil du sabre et de la baïonnette. Les
soldats étaient méthodiques et ne voulaient pas de
témoins.
« Là !
Finis celui-là !
— Regardez
un peu gigoter cette vermine !
— Un
autre, là ! »
Enfin
le silence.
J’étais
le seul survivant. J’avais très froid, mais il n’était
pas question de sortir avant la fin des malédictions et des
supplications lointaines. La Méditerranée n’a
presque pas de marées, je ne risquais donc pas de me noyer
dans mon refuge provisoire. On nous avait groupés sur la plage
au petit matin, mais la nuit tombait lorsque j’osai me risquer
hors de mon trou. J’avais la peau plissée par mon long
séjour dans l’eau et les algues, mes frusques étaient
en lambeaux et je claquais des dents.
Et
maintenant ?
Je
nageai vers le large. Un cadavre ou deux flottaient alentour. Jaffa
brûlait encore, largement calcinée sous le ciel noir. Il
y avait assez d’étoiles pour dessiner la zone de
végétation, à contre-ciel. Je repérai la
lueur d’un feu de camp français. Puis je perçus
un coup de feu isolé, un cri et un éclat de rire.
Quelque
chose flottait qui n’était pas un cadavre. Je l’agrippai
au passage. C’était un tonnelet de poudre vide abandonné
par l’un ou l’autre des adversaires durant la bataille.
Le temps passait, les étoiles suivaient leur cours nocturne et
Jaffa disparaissait dans l’ombre. Le froid de la mer stimulait
mon énergie.
À
l’approche d’une aube nouvelle, près de
vingt-quatre heures après le commencement de l’exécution
en masse, j’aperçus un bateau. C’était un
petit voilier de pêche ressemblant à celui qui m’avait
transporté du Dangerous à
Jaffa. Je criai en agitant les deux bras, et le bateau piqua vers
moi, deux yeux écarquillés s’efforçant de
me distinguer, par-dessus le bastingage, comme un animal à
l’affût.
« Au
secours ! »
Je
n’avais presque plus de voix.
Deux
bras vigoureux me hissèrent à bord et je m’écroulai
sur le pont, plus mou qu’une méduse et pas bien certain
d’être toujours de ce monde.
« Effendi ? »
Je
sursautai violemment. Cette voix, je la connaissais, je la
reconnaissais. Celle de Mohammed.
« Qu’est-ce
que vous faites en pleine mer, alors que je vous ai déposé
à Jérusalem ?
— Depuis
quand es-tu devenu marin ?
— Depuis
la chute de Jaffa. J’ai volé ce bateau et je l’ai
sorti du port. Malheureusement, je ne sais pas comment le piloter. Je
suis à la dérive depuis des heures. »
Je
m’assis, douloureusement. Nous étions loin du rivage,
hors de portée de toute présence française. Le
rafiot possédait un mât et une voile latine. J’en
avais piloté un, pas trop dissemblable, sur le Nil.
« Tu
es l’envoyé d’Allah, Mohammed. J’ai fait de
la voile. On va tâcher de rencontrer un navire ami.
— Qu’est-ce
qui s’est passé à Jaffa ?
— Tout
le monde est mort. »
La
nouvelle le frappa. Avait-il eu des amis ou de la famille bloqués
sur place par le siège ?
« Pas tout le monde ,
bien sûr. »
Mais
j’avais été plus proche de la vérité,
la première fois.
Dans
quelques années, les historiens analyseraient la stratégie
de Napoléon en Égypte et en Syrie. Ils
s’interrogeraient sur l’utilité du massacre de
Jaffa, ainsi que des marches forcées sans but évident.
La tâche de ces gens-là me paraît futile. La
guerre n’est pas une question de raison, mais d’émotivité.
Si elle comporte une certaine logique, c’est la logique
démentielle de l’enfer. On a tous le mal en nous.
Profondément ancré chez la plupart, bien apprécié
par certains, universellement déclenché par la guerre.
Les hommes s’y livrent sans retenue, ouvrant une boîte de
Pandore dont ils ne soupçonnent pas l’existence, et qui
les tourmentera, ensuite, jusqu’à leur mort. Avec leur
galimatias de conceptions républicaines, d’alliances
avec des pachas lointains et des scientifiques rêvant de
réformes, les Français s’étaient exposés
à une terrible catharsis, suivie de la certitude
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