Histoire de croisades
bien, parce qu’ainsi les riches ne
deviennent pas trop riches ni les pauvres trop pauvres) ; bref, un
extraordinaire empire qui, durant les croisades, sera dévoré et mis en lambeaux
par les Occidentaux. Ces derniers, à la différence des Byzantins, ont le
capitalisme. Il y a les Vénitiens, les Génois, les Pisans, tous marchands
dépourvus de scrupules, prônant la libre initiative et la libre entreprise. Cette
terminologie est anachronique, mais c’est celle qu’emploient aujourd’hui mes
collègues byzantinistes, car plus on approfondit la question, plus on voit que
cet empire centralisé, monolithique, peu outillé pour la concurrence, a été
littéralement pillé par les marchands occidentaux, et aussi bien sûr par les
guerriers occidentaux, les croisés.
Tel est donc le monde où vit la princesse Anne Comnène, tel
est le monde dans lequel pénètrent, à pied, depuis le nord, les croisés. D’abord
les bandes anarchiques de Pierre l’Ermite, des bandes de pauvres partis un peu
n’importe comment, sans attendre que les princes s’organisent ; puis, l’une
après l’autre, les armées des princes. La première croisade est une expédition
acéphale, à laquelle aucun roi européen ne participe parce que, comme nous l’avons
vu plus haut, les rois sont très faibles à cette époque. Elle comporte en
revanche de nombreux princes, comtes ou ducs. Anne Comnène, pour simplifier, les
appelle indistinctement « les comtes ». Il y a parmi eux Godefroi de Bouillon,
le comte de Toulouse, Boémond de Haute-ville, et tant d’autres que je n’énumère
pas. Anne non plus ne le fait pas ; après avoir nommé les premiers arrivés,
elle renonce à les compter et dit : « Ils étaient nombreux comme les
feuilles et les fleurs du printemps, pour citer Homère. » Et elle ajoute :
j’aimerais mentionner tous leurs chefs mais je préfère ne pas le faire, les
mots me manquent, d’abord parce que leurs noms sont imprononçables étant donné
qu’ils parlent des langues barbares que je ne sais pas transcrire ; et
puis ils sont trop nombreux. On la comprend : l’Empire byzantin est un
empire autocratique, alors que l’Occident se trouve alors au stade le plus aigu
de la dissolution féodale, avec une multitude non seulement de princes, mais de
seigneurs locaux, chacun d’eux gouvernant son domaine et commandant son petit
groupe de chevaliers. Cette armée représente une société qui est exactement l’opposé
de ce à quoi les Byzantins sont habitués.
Ainsi, Anne Comnène les voit arriver. Cela commence par des
rumeurs aux frontières : on dit que dans le lointain Occident les peuples
se sont mis en mouvement. Puis ils arrivent pour de bon, et Anne observe que
les rumeurs ne laissaient pas deviner l’ampleur du phénomène ; ils sont
bien plus nombreux qu’on ne l’avait d’abord imaginé, et l’événement est plus
terrible et lourd de conséquences que prévu, « car l’Occident tout entier,
et tous les barbares qui vivaient entre l’Adriatique et les colonnes d’Hercule,
émigrèrent en masse vers l’Asie ». Elle exagère un peu, bien sûr, tout le
monde n’est pas parti, mais il est évident qu’à Constantinople on a eu l’impression
de voir déferler des foules immenses.
Les relations entre l’Empire byzantin et les croisés sont d’emblée
équivoques. Quand le pape Urbain II exhorte les fidèles à la croisade, appelant
à libérer Jérusalem pour ouvrir la voie aux pèlerins, le motif principal est
que dans le monde islamique les Turcs se sont imposés, avec leurs tribus
nouvelles et belliqueuses, plus grossières et barbares que les Arabes, et qu’ils
harcèlent les chrétiens d’Orient. C’est un rare moment de solidarité de l’Eglise
de Rome envers ses cousins orthodoxes, avec lesquels, d’ordinaire, elle a de
très mauvais rapports. Cette fois, en revanche, les chrétiens de là-bas sont
expressément mentionnés par le pape comme l’une des raisons pour lesquelles il
faut partir, parce que le monde islamique est en ébullition et que les Turcs, non
contents de tourmenter les pèlerins qui se rendent à Jérusalem, prennent
également pour cible l’Empire byzantin. Les gens qui partent ont donc entendu
dire par les prédicateurs qu’en Orient vivent leurs frères chrétiens et qu’ils
ont besoin d’aide. L’empereur byzantin, à Constantinople, est informé de leur
arrivée imminente, et il faut s’organiser pour les accueillir.
Les Byzantins
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