Histoire de croisades
une demoiselle extrêmement cultivée, capable
de citer Euripide et Homère, chose tout à fait inconcevable pour nos croisés. Étonnante
vision que celle de ces chefs de guerre venus de l’Occident, qui évidemment
ignoraient le grec et n’avaient pas la moindre idée de ce qu’était la tragédie
antique, rencontrant au cours de leur voyage des gens qui lisaient Euripide
dans le texte et pouvaient en citer des vers en les appliquant à ces mêmes
Occidentaux.
Anne est une personne remarquablement cultivée, et elle
décide de consacrer son temps à l’écriture d’un grand livre sur la vie de son
père, l’empereur. Celui-ci eut continuellement affaire aux croisés, si bien qu’ils
apparaissent très souvent dans le livre. Mais avant de voir cela de plus près, examinons
rapidement ce qu’était l’Empire byzantin. Il est méconnu dans notre culture
occidentale, qui a tendance à jeter sur toutes les autres un regard dépréciatif ;
il est donc opportun de rappeler qui étaient les Byzantins, en dehors du fait
qu’ils étaient très cultivés. Qui étaient ces hommes et ces femmes dont nous
allons entendre la voix, et qui vont nous dire ce qu’ils pensaient de nos
ancêtres d’il y a mille ans ? C’étaient les descendants des anciens Romains,
ceux de l’Empire d’Orient. L’Empire de Rome était divisé en deux parties :
la partie occidentale, où l’on parlait latin, et la partie orientale, où l’on
parlait grec. Lorsque les invasions barbares commencent et que l’Empire romain,
comme nous avons coutume de le dire, s’effondre, cela n’est vrai que de l’Empire
d’Occident, qui cède la place aux royaumes des Goths, des Lombards et des
Francs, avec leur population mêlée dont, en quelque sorte, nous descendons tous.
L’Empire romain d’Orient, lui, ne s’est pas effondré du tout.
À l’origine, c’était un empire immense comprenant les Balkans, la Grèce, toute
la Turquie actuelle, le Proche-Orient et l’Égypte, et s’étendant jusqu’à la
Mésopotamie. Cet empire subit de profondes transformations au cours des siècles,
perd une bonne part de ses territoires au profit des Arabes et des Turcs, mais
ne disparaît pas. Ses habitants s’appellent eux-mêmes les Romains, et ils
continueront obstinément à se considérer comme tels pendant mille ans encore. Ce
sont des Romains d’Orient qui ne parlent plus latin et qui se sentent très
éloignés des Occidentaux, puisque ceux-ci sont les héritiers non seulement des
Romains mais aussi des barbares. Anne Comnène le dit clairement : les croisés
sont des barbares ; les vrais héritiers de la tradition culturelle antique
vivent à Constantinople. Et ils ne s’appellent pas « Byzantins » :
ce terme a été inventé plus tard par les Occidentaux pour se persuader qu’il s’agissait
d’un peuple bizarre, pour oublier qu’il était l’héritier des anciens Grecs et
des anciens Romains. L’Empire « byzantin » est multi-ethnique, de
langue et de culture grecque mais de tradition politique et juridique romaine, régi
par le Code de Justinien ; il attire et absorbe des gens de toutes
origines : des Perses, des Arméniens, mais aussi des Vikings, ces derniers
faisant office de gardes du corps pour l’empereur. Les généraux, les ministres,
les intellectuels proviennent de tous les peuples des Balkans, du Proche et du
Moyen-Orient.
Un empire multi-ethnique, donc, mais néanmoins soudé par une
très forte idéologie impériale et chrétienne. Son Eglise est celle qui est dite
orthodoxe : on y prie en grec et non en latin, on y lit les Évangiles dans
l’original grec et non en traduction latine, et elle s’éloigne peu à peu, inexorablement,
de l’Église de Rome. Les deux Églises divergent de plus en plus, se comprennent
et s’aiment de moins en moins ; mais naturellement toutes deux sont
chrétiennes. Quant à l’idéologie impériale, pour comprendre Anne Comnène il
faut se souvenir que l’Empire byzantin est un grand empire centralisé, avec à
sa tête un souverain autocratique : l’empereur romain se considère comme
le maître du monde, et il gouverne en s’appuyant sur une très forte administration
étatiste et autoritaire. C’est un empire où l’économie est rigidement
subordonnée à la volonté du gouvernement, où il n’y a pratiquement pas de libre
commerce mais seulement un commerce d’État, où l’on paie de très lourds impôts
(et les intellectuels affirment que c’est un
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