Histoire de croisades
ces religions qui s’entremêlent, et sur l’épineux problème
posé aux croyants dans chacune des trois religions monothéistes : jusqu’à
quel point faut-il suivre à la lettre les préceptes contenus dans les textes
sacrés ? L’historien sait que, si les textes fondamentaux restent les
mêmes, chaque époque les interprète à sa façon. Dans le monde islamique, il
avait été très peu question de guerre sainte entre le IX e et le XI e siècle, mais aussitôt après l’arrivée des croisés la notion reprend de la
vigueur. Dès la première croisade, lorsque les musulmans perdent leur première
bataille, les chroniqueurs arabes qui rapportent les faits écrivent :
« Un seul groupe de moudjahidin tint bon et se battit pour acquérir
la gloire auprès de Dieu et chercher le martyre. » Moudjahidin, c’est-à-dire
les combattants de la guerre sainte : le mot dérive directement de djihad, avec le préfixe mou- indiquant celui qui accomplit une action.
Par conséquent, les moudjahidin sont ceux qui font le djihad.
Peut-on parler, alors, des croisades comme d’un choc de
civilisations ? Oui, si l’on veut, à condition d’avoir bien présent à l’esprit
que, si nous employons cette expression, nous ne devons pas nous imaginer deux
mondes réellement étrangers l’un à l’autre, comme l’étaient par exemple les
Aztèques et les conquistadores. Quand nous parlons de choc de
civilisations, nous nous référons généralement à deux mondes étroitement liés l’un
à l’autre, ayant des racines communes, qui ont développé deux systèmes d’idées
ou de valeurs divergents et qui, précisément parce qu’ils reconnaissent dans l’autre
leur propre image, veulent le soumettre, comme ce fut le cas au XX e siècle avec le communisme et le fascisme. Il en va de même pour les croisades :
les deux camps opposés, au fond, raisonnaient de la même façon, adoraient le
même Dieu avec des modalités différentes, avaient des attitudes mentales
analogues, et peut-être est-ce pour cela que leur opposition fut si féroce. Il
est frappant de voir, dans les récits des premières croisades, l’allégresse
avec laquelle les chroniqueurs chrétiens décrivent les chevaliers revenant
victorieux, portant les têtes des Turcs suspendues à leurs selles ou hissées au
bout de leurs piques ; mais les chroniqueurs arabes racontent avec autant
d’enthousiasme le retour de leurs guerriers arborant les têtes des chrétiens. Et
pourtant les croisades sont aussi le moment où ces civilisations différentes, quoique
profondément liées sans le savoir – car en réalité elles ne soupçonnaient pas
combien elles étaient proches, ne voyaient pas ce qu’elles avaient de commun –,
où ces civilisations, donc, se rencontrent, s’observent, se décrivent mutuellement.
Ainsi, dans le chapitre suivant, nous examinerons comment ceux qui vivaient en
dehors de l’Occident, à Byzance ou dans le monde islamique, voyaient nos
ancêtres partis d’Europe à la conquête du Saint-Sépulcre.
IV
L’Occident vu par les « autres »
Comme le dit si bien la Chanson de Roland, « paien
unt tort e chrestien unt dreit », les païens ont tort et les chrétiens ont
raison : le monde se divise en blanc et noir, tout est très simple. Certes,
la Chanson de Roland, malgré son extraordinaire poésie, n’est pas
précisément le manuel d’éthique que nous voudrions avoir pour le XXI e siècle ; mais elle reflète assez bien la manière dont on raisonnait alors.
Tous, chrétiens et musulmans, et parmi les chrétiens les catholiques latins
tout autant que les orthodoxes grecs, raisonnaient en termes d’opposition
binaire entre « nous » et « eux » ; on s’en aperçoit
tout de suite quand on essaie de voir comment les croisés, et plus généralement
les Occidentaux, étaient considérés par les Byzantins et par les musulmans.
Pour ce qui est des Byzantins, nous possédons un témoin
exceptionnel, qui se trouve être une femme ; c’est une nouveauté dans
cette histoire presque entièrement écrite au masculin. Il s’agit d’une
princesse byzantine, Anne Comnène, fille de l’empereur Alexis Comnène. Elle
était déjà adulte au moment de la première croisade : elle vit arriver les
croisés, qui pour rejoindre la Terre sainte traversèrent l’Empire byzantin et s’arrêtèrent
à Constantinople, un peu trop longtemps au goût des habitants. Anne Comnène n’était
pas une personne quelconque mais
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