Histoire de France
trois ordres étaient représentés, signifiait qu’ayant détruit ces ordres, elle coupait le dernier lien qui la rattachait à l’ancien régime. Ayant fait table rase du passé, elle-même devait disparaître à son tour. Tout cela était rationnel, comme l’était l’œuvre entière de la Constituante. Mais les réalités prendraient vite le dessus. C’était une chimère d’établir une constitution pour arrêter une révolution à laquelle on donnait des aliments chaque jour. Et elle en apportait, cette nouvelle Assemblée, dont le personnel n’avait rien de commun avec celui qui venait de se retirer. Le vrai nom de l’Assemblée législative, c’est celui de deuxième poussée révolutionnaire.
Les élus, tous des hommes nouveaux, la plupart très jeunes, presque tous obscurs, sortaient d’un suffrage restreint, censitaire, de cette bourgeoisie française, nombreuse, instruite, aisée, qui s’était encore développée depuis cent ans par la prospérité de la France, et qui venait de voter sous le coup de l’affaire de Varennes. Parmi ces députés, peu ou pas de nobles, pas de prêtres, sauf quelques « assermentés ». La droite, ce sont les Constitutionnels, les « Feuillants », la gauche de la veille. Cette Assemblée est homogène. Les hommes qui la composent sont à peu près de même origine, de même formation aussi. Ils ont en philosophie, en politique, les idées que les écrivains du dix-huitième siècle ont répandues. Sur le monde, sur l’Europe, ils ont des théories qui se rattachent aux systèmes, aux traditions qui avaient déjà conduit l’opinion sous Louis XV : les frontières naturelles, la lutte contre l’Autriche, l’alliance avec la Prusse. Enfin cette bourgeoisie, depuis 1789 ; avait suivi les événements. Elle avait entendu Sieyès lui dire qu’elle n’était rien jusque-là, ce qui, en tout cas, était exagéré, et que désormais elle serait « tout », ce qui n’avait de sens que si elle s’emparait du pouvoir.
Pour s’emparer du pouvoir, il fallait achever la Révolution, renverser la monarchie, et la monarchie, qui tenait encore à la France par tant de liens, ne pouvait en être arrachée que par une grande commotion nationale : pour avoir la République, il faudrait passer par la guerre. Mais quand la République serait faite, il faudrait encore savoir qui la dirigerait, à qui elle appartiendrait : d’où les partis, leurs luttes acharnées. Pas plus que l’Empire allemand, selon la formule de Bismarck, la République ne serait créée par des lois et des discours, mais par le fer et par le feu.
Les événements de France avaient été accueillis avec flegme par les gouvernements européens. Pour les chancelleries, les révolutions n’étaient pas chose nouvelle, et l’usage, qui ne s’est pas perdu, était d’en souhaiter à ses ennemis. La nôtre fut considérée partout comme une cause d’affaiblissement et l’on s’en réjouit à Londres, à Berlin, à Vienne et à Pétersbourg. « L’Angleterre se persuade qu’elle n’a plus rien à redouter de la France », écrivait notre ambassadeur à Londres. Elle s’en convainquit encore mieux lorsque la Constituante qui, à la différence de la Législative, était pacifique, eut refusé de tenir les engagements du pacte de famille envers l’Espagne, à qui les Anglais voulaient prendre, en 1790, la baie de Nootka, en Californie. Rien ne pouvait d’ailleurs leur être plus précieux que l’émeute dans nos ports militaires, la désorganisation de notre marine. Toutefois Pitt tenait à rester neutre pour surveiller la Russie : Catherine calculait notre déchéance pour réaliser ses desseins, non seulement sur la Pologne, mais sur Constantinople. La Prusse était la plus joyeuse. « C’est le moment, écrivait Hertzberg à Frédéric-Guillaume, dès le mois de juillet 1789. Voilà une situation dont les gouvernements doivent tirer parti. » La Prusse comptait bien être délivrée de la surveillance que la monarchie française exerçait en Europe en vertu des traités de Westphalie et elle jouait deux cartes : un agrandissement sur le Rhin ou le partage final de la Pologne. Il n’est pas douteux que des agents prussiens aient pris part aux journées révolutionnaires. « Le roi de Prusse, à Paris, travaillait les révolutionnaires contre l’Autriche, armait Léopold II à Vienne contre les Français. » (Émile Bourgeois.) L’empereur, frère de Marie-Antoinette, en
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