Histoire de France
goût du risque, une confiance grandissante dans son étoile, une aptitude remarquable à comprendre les hommes et leurs besoins, à trouver les paroles et les actes qu’exige chaque situation, tels furent les éléments de sa réussite. Et pourquoi cette fortune extraordinaire s’est-elle terminée par une catastrophe ? Parce que Napoléon Bonaparte était prisonnier de la plus lourde partie de l’héritage révolutionnaire, prisonnier de la guerre de 1792, prisonnier des conquêtes. Avec la plupart de ses contemporains, il n’oubliait qu’une chose : l’Angleterre n’avait jamais permis, elle ne permettrait jamais que les Français fussent maîtres des Pays-Bas. Pour les en chasser, aucun effort ne lui serait trop coûteux. À cette loi, vieille de plusieurs siècles, la Révolution n’avait rien changé et l’avènement de Bonaparte ne changeait rien.
Tout fut facile d’abord. La France se jetait dans les bras de l’homme extraordinaire qui semblait deviner ses désirs. Les circonstances conspiraient avec son prestige et son adresse pour lui donner sans partage le pouvoir. Selon la tradition révolutionnaire, le Directoire s’était « épuré » lui-même, et, ayant eu besoin du nom de Bonaparte et de son épée pour cette épuration, Sieyès et Roger-Ducos lui avaient fait place parmi eux. De cinq directeurs, on passait à trois consuls. Tout de suite, le général Bonaparte fut le premier, le seul. Il gouverna, rassurant les révolutionnaires nantis et la masse paisible de la population. Il effaçait les restes du jacobinisme, l’impôt forcé progressif et l’odieuse loi des otages. Il rendait les églises au culte et pacifiait la Vendée par l’arrêt des persécutions religieuses. Il annonçait la fin de l’atroce misère due aux assignats, misère que le Directoire, malgré ses promesses, avait été impuissant à guérir. La Révolution née de la peur du déficit, avait ouvert un gouffre. La mort du papier-monnaie n’avait pas été un remède. On comprenait pour la première fois que la réorganisation des finances et le retour à la prospérité dépendaient d’une réorganisation politique et d’un gouvernement fort. Les finances, sous l’ancien régime, n’avaient été embarrassées que par la résistance des intérêts particuliers défendus par les Parlements. Elles avaient été ruinées par la démagogie révolutionnaire. Il fallait une autorité ferme pour les rétablir. Bonaparte, sans tarder, appela auprès de lui un ancien fonctionnaire de la monarchie, Gaudin, plus tard duc, de Gaëte, qui fonda les contributions directes sur le modèle des vingtièmes et rétablit, sur le modèle des aides, les impôts indirects abolis par la Révolution. Sans le dire, on reconnaissait que tout n’avait pas été si mauvais sous l’ancien régime, et que le plus grand mal était l’anarchie.
Cependant, le gouvernement qui s’était formé au lendemain du 18 brumaire était provisoire. Selon l’usage, une constitution, une de plus, devait être donnée à la République. Le général Bonaparte attendait patiemment le chef-d’œuvre que préparait Sieyès : il se réservait d’y apporter les corrections nécessaires. Sieyès médita. Il conçut un système où l’élection passait par une suite de tamis, un système qui n’était ni la monarchie, ni la République, ni la démocratie, ni l’aristocratie, ni la dictature, ni le régime des Assemblées. C’était une vaste pyramide, à base populaire qui allait en s’amincissant jusqu’au grand électeur, sorte, de roi constitutionnel non héréditaire, toujours révocable par un Sénat. Il y avait en outre deux consuls, un de la paix, un de la guerre, choisis par le grand électeur. Quant au Corps législatif, il était réduit à un rôle muet. Il répondait par oui ou non après que le Conseil d’État et le Tribunat avaient parlé, ce dernier seul, destiné à représenter l’opposition, ayant le droit de plaider contre. Bonaparte examina le système, en garda ce qui lui semblait bon, tourna en ridicule et supprima le grand électeur, c’est-à-dire la tête de la pyramide, et le remplaça par un premier consul, nommé pour dix ans, qui fut lui-même. Il ne lui restera plus qu’à réduire (en attendant de le supprimer en 1807) le Tribunat trop indépendant, et, du système harmonieusement balancé de Sieyès, sortit la dictature pure et simple. Les deux consuls que Bonaparte s’associa pour la forme furent deux
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