Histoire de la Bretagne ancienne et moderne
avaient sacrifié ses franchises sur
l’autel de la patrie, contrairement au mandat qui leur enjoignait
de les conserver intactes. La noblesse et le clergé, dont les
privilèges reposaient sur ces franchises, exprimèrent leur légitime
mécontentement. Or, malgré leur défaite aux états particuliers et
généraux, ces deux ordres étaient encore très-puissants en
Bretagne.
En 1790, on comptait en Bretagne plus de
trente mille individus jouissant des privilèges de la noblesse,
c’est-à-dire ayant leur trésor particulier, leurs justices, leurs
prévôts, leurs tabellions, leurs moulins, fours, halles, pressoirs,
et tous ces droits féodaux compensés par des devoirs analogues. Un
grand nombre des seigneurs avaient depuis longtemps laissé tomber
en désuétude les plus onéreux de ces droits. Loin d’affaiblir leur
influence locale, ces concessions volontaires et gratuites
l’avaient décuplée en leur assurant la reconnaissance et le
dévouement des paysans. Or, plus ils rendaient leur autorité douce
et patriarcale, moins ils étaient naturellement disposés à se la
laisser ravir.
Nous empruntons le portrait du clergé breton à
un auteur moderne, dont on ne peut suspecter la partialité à
l’égard de cette classe ; voici ce qu’il en dit. « Le
clergé breton n’était pas moins imposant que la noblesse, et il
était plus vénéré et plus aimé encore. Sans parler du clergé
régulier, si nombreux et si prépondérant, il y avait jusqu’à cinq
prêtres, terme moyen, dans les bonnes paroisses ;
quelques-unes en comptaient jusqu’à douze. Les curés
enregistraient, comme les notaires, les actes civils, contrats,
testaments, etc. Un grand nombre devaient leurs cures au concours,
et la plupart y étaient inamovibles. Au-dessous d’eux pullulaient
une infinité de jeunes
kloër
(clercs) qui exerçaient le
sacerdoce en attendant un vicariat ou un bénéfice. Presque tous
sortis de la masse des paysans, dont quelques-uns portaient encore
les longs cheveux ; regardés par leurs parents et par leurs
amis comme des êtres supérieurs, ces kloër passaient des années
entières chez les fermiers, mangeaient avec eux le pain de seigle
et les crêpes de sarrasin, leur chantaient des cantiques, élevaient
les enfants et mariaient les fiancés, partageaient les travaux et
les habitudes, les peines et les plaisirs de la famille, et
acquéraient ainsi une popularité sans bornes, dont on peut juger
encore par les milliers de
sones
(chants domestiques) où
s’éternise leur doux souvenir. Il faut dire que les kloër
justifiaient et maintenaient leur influence par la vie la plus
irréprochable et la plus édifiante. »
On se figure avec quelle défiance une noblesse
et un clergé constitués ainsi virent l’ancien ordre de choses
renversé de fond en comble, la nouvelle division et la nouvelle
administration de la France, le bouleversement des domaines
féodaux, des communes et des paroisses, et tous les pouvoirs
publics, le droit de délibérer, de voter, d’élire et de juger,
confiés à ce peuple souverain qui devait en faire un si terrible
usage ! Aussi les élections municipales de 1790 furent en
Bretagne un étrange spectacle. Qu’on se représente toutes les
affaires de la province interrompues d’un seul coup par l’entier
remaniement du territoire et de la population. Ce fut un
déplacement, et par conséquent un conflit d’intérêts dont le chaos
peut seul donner l’idée. Le conflit des opinions en résulta
nécessairement, et le premier enthousiasme produit par ces réformes
s’éteignit dans les larmes et dans le sang : témoin les
tumultes de Quimper, de Lorient, de Vannes, de Brest et de
Nantes.
Le 19 juin 1790, l’Assemblée nationale avait
décrété l’abolition des titres, armes et armoiries, et la
suppression de la noblesse comme corps de l’État. Les fédérés
bretons, à leur retour de la grande fraternisation de Paris, se
chargèrent de l’exécution de ce décret. À Quimperlé ils attaquèrent
les balcons armoriés et en mirent les écussons en pièces ; ils
jetèrent ensuite les meubles par les fenêtres ; de là ils
coururent aux églises, et mutilèrent les tombeaux à coups de sabre.
En vain le district dénonça ce vandalisme à la commune : la
commune répondit qu’elle n’avait point d’ordres à recevoir du
district, et elle laissa les passions suivre leur cours.
À Quimper, les gardes nationaux firent un feu
de joie de tous les insignes
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