Histoire de la Bretagne ancienne et moderne
l’influence du grand capitaine, se joignit
aux conseillers de Charles V, et fit entendre au monarque
qu’il importait d’éloigner le connétable des marches de son
territoire natal. Du Guesclin reçut donc un ordre qui renvoyait en
Guienne combattre les Anglais. Il vint trouver le roi, prit ses
instructions, et lui dit en le quittant : « Sire, vous
m’envoyez en Gascogne. Je ne dois pas vous cacher que j’accepte ce
poste avec une vive satisfaction. Quoique je puisse me regarder
comme le plus dévoué de vos serviteurs, il m’était impossible de
faire honorablement la guerre où vous m’aviez placé. C’est le pays
où Dieu m’a fait naître. Là sont mes parents, mes amis, mes
compagnons d’enfance. J’aurais fait sans doute mon devoir, mais
avec douleur, et d’autres obtiendront plus de succès que moi.
Sachez encore, Sire, je dois le dire, que vous m’aviez enlevé les
meilleurs moyens de vous être utile, en me privant des Bretons, les
plus sages et les plus vaillants de mes guerriers. Mon aigle ne
peut plus voler, vous lui avez arraché son plumage [4] . – Monsieur le connétable, reprit le roi,
je vous envoie en Guienne, parce que je sais que mes affaires iront
toujours bien où vous serez, il en eût été de même aux lieux que
vous quittez… – Ah, Sire ! répondit Du Guesclin, j’ai
longtemps combattu en France et en Espagne ; j’ai vu des
batailles, des rencontres, des assauts, des sièges de villes et de
forteresses, on le sait ; mais qui pourrait penser que je
doive à mes seules forces le peu que j’ai fait ? Ce sont mes
soldats, mes vieux capitaines bretons, qui, en s’élevant avec moi,
m’ont aidé, m’ont secouru, et j’ai joui de leur propre gloire. Je
me fiais en eux comme en moi-même, parce que je connaissais leur
valeur. Ils se sont éloignés, et avec eux ma force a disparu. Je
vous supplie humblement, Sire, de prendre en bonne part ce que je
vous dis. Je ne sais si je reviendrai du lieu où je vais ; je
suis vieilli, quoique je ne sois pas fatigué. Mais s’il en existe
un moyen, je vous en prie, faites la paix avec le duc de Bretagne.
Soyez avec lui de bon accord, et il fera son devoir ; car les
gens d’armes de son pays vous ont bien soutenu, et ils peuvent
encore vous servir avec fidélité ; mais je crains qu’à la
longue cette guerre ne vous en suscite d’autres. – J’y pense
souvent, dit Charles, et à cause de vous j’en saisirai l’occasion,
si je la trouve. Je ferai si bien que vous serez
content. »
Le bon connétable ne revit plus le roi. Il
pénétra dans le Gévaudan, mit le siège devant la forteresse de
Châteauneuf-Randon, et fut atteint d’une fièvre maligne qui
l’enleva en peu de jours. Il mourut le 13 juillet 1380. Quelques
moments avant d’expirer, il réunit ses capitaines près de sa couche
de mort et les entretint dans les termes les plus attendrissants.
Il regretta de n’avoir pu les faire tous connaître au roi, selon
leurs mérites, et les exhorta à persévérer dans leur noble
conduite, à se souvenir toujours que la faute de la guerre ne vient
pas du cultivateur ; que les armes ne doivent jamais se
tourner contre les gens paisibles ni contre les femmes et les
enfants, et qu’il se repentait fort de n’avoir pas été plus
compatissant dans sa jeunesse. Puis il remit sa vieille et bonne
épée aux mains de son meilleur ami, Olivier de Clisson :
« Vous me remplacerez, lui dit-il… Je recommande au roi ma
femme et mon frère. Adieu, je n’en puis plus. » Et il
expira.
Le deuil fut général par toute la
France : les paysans pleurèrent avec les soldats le grand
capitaine et le père de la patrie. Du Guesclin était de tous les
gentilshommes le plus aimé, et de tous les chefs d’armée le plus
respecté. Les Anglais le regardaient comme le premier guerrier du
siècle, les peuples comme le plus humain, les diplomates comme le
plus sage ; les Bretons et les Français voyaient en lui
l’honneur de la chevalerie, et ne l’appelaient que
le bon
connétable.
Il fut digne de son immortalité.
Il avait alors soixante-six ans. Son corps
embaumé traversa la France, où dans les villes on lui rendit les
honneurs funèbres réservés aux seuls souverains. Le roi pleura à la
vue de son cercueil, et le fit inhumer à Saint-Denis, au pied du
tombeau où il devait bientôt se coucher lui-même. Trois mois après
la mort de Du Guesclin, la France pleurait celle de
Charles V.
Dix ans plus tard, le jeune
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