Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
manière ferme et sûre, mais pas à pas, et sans franchir les
espaces ; on ne voit point que le cours de ses réflexions l’entraîne au-delà du
sujet d’où elles sont sorties, et excite en lui cette fermentation de grandes
idées qu’amène presque toujours l’étude dans les esprits forts, féconds et
étendus ; mais aussi rien ne se perd de ce qu’a pu lui fournir l’ouvrage dont
il se rend compte ; rien ne passe sans porter d’utiles fruits ; et
tout annonce l’historien qui saura tirer des faits tout ce que leurs détails
connus pourront fournir à sa sagacité naturelle, sans chercher à en suppléer ou
à en recomposer ces parties inconnues que l’imagination seule pourrait deviner.
L’ouvrage de sa conversion achevé, Gibbon avait trouvé dans
son séjour à Lausanne plus d’agrément que n’avait dû lui en faire espérer le
premier aspect de sa situation. Si la modicité de la pension que lui accordait
son père ne permettait pas de prendre part aux plaisirs et aux excès de ses
jeunes compatriotes, qui vont portant autour de l’Europe leurs idées et leurs
habitudes pour en rapporter dans leur patrie des ridicules et des modes, cette
privation en le confirmant dans ses goûts d’étude, en tournant son amour-propre
vers un éclat plus sûr que celui qu’il pouvait tirer des avantages de la
fortune, l’avait engagé à rechercher de préférence les sociétés plus simples et
plus utiles de la ville qu’il habitait. Un mérite facile à reconnaître lui
avait fait recevoir avec distinction, et son amour de la science l’avait mit en
relation avec plusieurs savants dont l’estime le faisait jouir d’une
considération flatteuse pour son âge, et qui a toujours été le premier de ses
plaisirs. Cependant le calme de son âme ne le mit pas entièrement à l’abri des
agitations de la jeunesse : il vit à Lausanne et aima mademoiselle
Curchod, depuis madame Necker, déjà connue alors dans le pays par son mérite et
sa beauté : cet amour fut tel que doit le ressentir un jeune homme honnête pour
une jeune personne vertueuse ; et Gibbon, qui probablement ne retrouva
plus dans la suite les mouvements qu’il lui avait fait sentir, se félicite dans
ses Mémoires , avec une sorte de fierté, d’avoir été, une fois dans sa
vie, capable d’éprouver un sentiment si exalté et si pur . Les parents de
mademoiselle Curchod autorisaient ses vœux ;elle-même (que la mort de son
père n’avait point encore réduite à l’état de pauvreté où elle se trouva
depuis) semblait le recevoir avec plaisir ; mais le jeune Gibbon, rappelé
enfin en Angleterre après cinq ans de séjour à Lausanne, vit bientôt qu’il ne
pouvait espérer de faire consentir son père à cette alliance. Après un
pénible combat , dit-il, je me résignai à ma destinée ; il ne
cherche pas à étaler ni à exagérer son désespoir ; comme amant ,
ajoute-t-il, je soupirai ; mais comme fils, j’obéis : et cette
spirituelle antithèse prouve qu’au temps où il écrivit ses Mémoires, il lui
restait même peu de douleur de cette blessure, insensiblement guérie par le
temps, l’absence, et les habitudes d’une vie nouvelle [9] . Ces habitudes,
moins romanesques peut-être à Londres pour un homme of fashion (un homme
du monde), que ne pouvaient l’être celles d’un jeune étudiant dans les montagnes
de la Suisse, firent du goût qu’il conserva assez longtemps pour les femmes un
simple amusement ; aucune ne vint balancer dans son esprit l’opinion qu’il
avait conçue d’abord de Mademoiselle Curchod, et il retrouva avec elle, dans
tous les temps de sa vie, cette douce intimité, suite d’un sentiment tendre et
honnête, que la nécessité et la raison ont pu surmonter, sans que d’aucune part
il y ait eu lieu aux reproches ou à l’amertume. Il la revit à Paris, en 1765,
mariée à M. Necker, et jouissant de la considération qu’on devait à son
caractère autant qu’à sa fortune : il peint gaîment, dans ses lettres à M.
Holroyd la manière dont elle l’a reçu. Elle a été , dit-il, très
affectueuse pour moi, et son mari particulièrement poli. Pouvait-il m’insulter
plus cruellement ? me prier tous les soirs à souper, s’aller coucher et me
laisser seul avec sa femme, c’est assurément traiter, un ancien amant sans
conséquence . Gibbon m’était pas fait pour inquiéter beaucoup un mari sur
les souvenirs qu’il aurait pu laisser ; capable de plaire par son esprit,
et
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