Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
d’intéresser par un caractère doux et honnête, il était peu propre à exalter
vivement l’imagination d’une jeune personne : sa figure, devenue remarquable
par sa monstrueuse grosseur, n’avait jamais présente d’agréments ; ses
traits étaient spirituels, mais sans caractère comme sans noblesse, et sa
taille avait toujours été disproportionnée. M. Pavilliard , dit lord
Sheffield dans une de ses notes aux Mémoires de Gibbon, m’a
représenté sa surprise lorsqu’il contempla devant lui, M. Gibbon, cette petite
figure fluette, avec une grosse tête qui disputait et employait en faveur du
papisme les meilleurs arguments dont on se fût servi jusqu’alors . L’état de
maladie où il avait passé presque toute son enfance, ou les habitudes qui en
avaient été la suite, lui avaient donné une gaucherie, dont il parle sans cesse
dans ses Lettres , et qu’augmenta dans la suite son excessive corpulence,
mais qui, dans sa jeunesse même, ne lui permit de réussir à aucun exercice du
corps, ni même de s’y plaire. Quant à ses qualités morales, on sera peut-être,
curieux de savoir ce qu’il en pensait lui-même à l’âge de vingt-cinq ans.
Voici, les réflexions qu’il a déposées sur ce sujet dans son journal, le jour
où il entra dans sa vingt-sixième année. D’après les observations que j’ai
faites sur moi-même , dit-il, il m’a semblé que mon caractère était
vertueux, incapable d’aucune action basse, et formé pour les actions
généreuses ; mais qu’il était orgueilleux, insolent et désagréable en
société. Je n’ai point de trait dans l’esprit (wit I have none) ; mon
imagination est forte plutôt qu’agréable, ma mémoire est vaste et
heureuse ; les qualités les plus remarquables de mon esprit sont l’étendue
et la pénétration ; mais je manque de promptitude et d’exactitude .
C’est de la lecture des ouvrages de Gibbon qu’on doit tirer de quoi apprécier
le jugement qu’il porte sur son esprit ; l’idée que ce jugement peut
faire naître sur son caractère moral, c’est que, si l’homme qui, en se parlant
à lui-même, se rend témoignage qu’il est vertueux, peut se tromper sur
l’étendue qu’il donne aux devoirs de la vertu, il prouve du moins par là qu’il
se sent disposé à remplir ces devoirs dans toute l’étendue qu’il leur
accorde : c’est à coup sûr un honnête homme, et qui le sera toujours,
parce qu’il sent du plaisir à l’être. Quant à cet orgueil et à cette violence
dont il s’accuse, soit que le soin de vaincre ces dispositions les lui fît
sentir plus vivement qu’aux autres, soit, que la raison les eût domptées, ou
que l’habitude du succès les eût calmées, ceux qui l’ont connu plus tard ne les
ont jamais aperçues en lui. Quant à sa manière d’être dans la société, sans
doute le genre d’amabilité de Gibbon n’était ni cette complaisance qui cède et
s’efface, ni cette modestie qui s’oublie, mais son amour-propre ne se montrait
jamais sous des formes désagréables, occupé de réussir et de plaire, il voulait
qu’on fît attention à lui, et l’obtenait sans peine par une conversation
animée, spirituelle et pleine de choses ; ce qu’il pouvait y avoir de
tranchant dans son ton décelait moins l’envie toujours offensante de dominer
les autres que la confiance qu’il pouvait avoir en lui-même, et cette confiance
était justifiée par ses moyens et ses succès. Cependant elle ne l’entraînait
jamais, et le défaut de sa conversation était une sorte d’arrangement qui ne
lui laissait jamais rien dire que de bien. On pourrait attribuer ce défaut à
l’embarras de parler une langue étrangère si son ami lord Sheffield, qui le
défend de ce soupçon d’arrangement dans sa conversation, ne convenait pas du
moins, qu’avant d’écrire une note ou une lettre , il arrangeait complètement
dans son esprit ce qu’il avait intention d’exprimer . Il paraît même que
c’était ainsi qu’il écrivait toujours. Le docteur Gregory, dans ses Lettres
sur la Littérature , dit que Gibbon composait en se promenant dans sa
chambre, et qu’il n’écrivait jamais une phrase avant de l’avoir parfaitement
construite et arrangée dans sa tête . D’ailleurs le français lui était au
moins aussi familier que l’anglais ; son séjour à Lausanne, où il le
parlait exclusivement, en avait fait pendant quelque temps sa langue
d’habitude, et l’on n’eût pu deviner qu’il
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