Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
en eût jamais parlé d’autre, s’il
n’eût été trahi par un accent très fort, et par certains tics de prononciation,
certains tons aigus qui, choquants pour des oreilles accoutumées dès l’enfance
à des inflexions plus douces, gâtaient le plaisir que l’on trouvait à
l’entendre. Ce fut en français que, trois ans après son retour en Angleterre,
il publia son premier ouvrage, l’ Essai sur l’étude de la Littérature ,
morceau très bien écrit, plein d’une excellente critique, mais qui, peu lu en
Angleterre, devait frapper en France plutôt les gens de lettres auxquels il
annonçait un homme fait pour aller plus loin que les gens du monde, rarement
satisfaits d’un ouvrage d’où ils ne trouvent aucun résultat positif à tirer, si
ce n’est que l’auteur à beaucoup d’esprit. C’était dans le monde cependant, que
Gibbon désirait réussir ; la société à toujours eu pour lui de grands attraits,
comme elle en a pour tous les cœurs qui, libres d’attachement et peu capables
de sentiments très forts, n’ont besoin, pour animer suffisamment leur
existence, que de cette communication de mouvement et d’idées si vive dans la
société, qu’elle ne laisse pas le temps de sentir ce qui lui manque de
confiance et d’abandon, Gibbon savait que le premier titre pour être
agréablement dans le monde, c’est d’être homme du monde, et c’est ainsi qu’il
désirait être considéré ; il parait même avoir porté quelquefois dans ce désir
une faiblesse vaniteuse. On voit dans ses notes sur l’accueil, que lui a fait
le duc de Nivernois, que, par la faute du docteur Maty, dont les lettres de
recommandation étaient mal conçues, le duc, quoiqu’il l’ait reçu poliment, l’a
traité plus en homme de lettres qu’en homme du monde ( man of fashion ).
En 1763, deux ans après la publication de son Essai sur
l’étude de la Littérature , il quitta de nouveau l’Angleterre pour voyager,
mais dans une situation bien différente de celle où il se trouvait en la
quittant dix ans auparavant. Précédé par une réputation naissante, il vint à
Paris. Pour un homme du caractère de Gibbon, Paris, tel qu’il était alors,
devait être le séjour du bonheur ; il y passa trois mois dans les sociétés
les plus faites pour lui plaire, et il regretta de voir ce temps s’écouler si
vite. Si j’eusse été riche et indépendant , dit-il, j’aurais prolongé
et peut-être fixé mon séjour à Paris . Mais l’Italie l’attendait ;
c’était là que du milieu des divers plans d’ouvrages qui, tour à tour, adoptés
et rejetés occupaient depuis longtemps son esprit, devait s’élever l’idée de
celui qui a fait sa réputation et rempli une grande partie de sa vie. Ce fut
à Rome , dit-il, le 15 octobre 1764, qu’étant assis, et rêvant au milieu
des ruines du Capitole, tandis que des moines déchaussés chantaient vêpres dans
le temple de Jupiter, je me sentis frappé pour la première fois de l’idée
d’écrire l’Histoire de la Décadence et de la Chute de cette ville ; mais ,
ajoute-t-il, mon premier plan comprenait plus particulièrement le déclin de
la ville que celui de l’empire ; et quoique dès lors mes lectures et mes
réflexions commençassent à se tourner généralement vers cet objet, je laissai
s’écouler plusieurs années, je me livrai même à d’autres occupations avant que
d’entreprendre sérieusement ce laborieux travail . En effet, sans perdre de
vue, mais sans aborder ce sujet qu’il regardait, dit-il, à une respectueuse
distance , Gibbon forma, commença même à exécuter quelques plans d’ouvrages
historiques ; mais les seules compositions qu’il ait achevées et publiées
dans cet intervalle furent quelques morceaux de critique et de
circonstance : les yeux toujours fixés sur le but vers lequel il devait
diriger un jour ses efforts, il en approchait lentement, et sans doute l’idée
qui le lui avait présenté d’abord resta fortement imprimé dans son esprit. Il
est difficile, en lisant le tableau de l’empire romain sous Auguste et ses
premiers successeurs, de ne pas sentir qu’il a été inspiré par l’aspect de
Rome, de la ville éternelle , où Gibbon avoue qu‘il n’entra qu’avec une
émotion qui l’empêcha toute une nuit de dormir. Peut-être aussi ne sera-t-il
pas difficile de trouver dans l’impression d’où sortit la conception de
l’ouvrage une des causes de cette guerre que Gibbon semble y avoir
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