Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
d’autres y marchent après
lui avec plus de sûreté et de circonspection.
Gibbon, moins fort, moins profond, moins élevé que
Montesquieu, s’empara du sujet dont celui-ci avait indiqué la richesse et
l’étendue ; il suivit avec soin le long développement de l’enchaînement progressif
de ces faits dont Montesquieu avait choisi et rappelé quelques-uns, plutôt pour
y rattacher ses idées que pour faire connaître au lecteur leur marche et leur
influence réciproques. L’historien anglais, éminemment doué de cette
pénétration qui remonte aux causes, et de cette sagacité qui démêle parmi les
causes vraisemblables celles qu’on peut regarder comme vraies ; né dans un
siècle où les hommes éclairés étudiaient curieusement toutes les pièces dont se
compose la machine sociale, et s’appliquaient à en reconnaître la liaison le
jeu, l’utilité, les effets et l’importance ; placé par ses études et par
l’étendue de son esprit au niveau des lumières de son siècle, porta dans ses
recherches sur la partie matérielle de l’histoire, c’est-à-dire, sur les faits
eux-mêmes, la critique d’un érudit judicieux ; et dans ses vues sur la
partie morale, c’est-à-dire, sur les rapports qui lient les événements entre
eux et les acteurs aux événements, celle d’un philosophe habile. Il savait que
l’histoire, si elle se borne à raconter des faits, n’a plus que cet intérêt de
curiosité qui attache les hommes aux actions des hommes, et que, pour devenir
véritablement utile et sérieuse, elle doit envisager la société dont elle
retrace l’image, sous les divers points de vue d’où cette société peut être
considérée par l’homme d’État, le guerrier, le magistrat, le financier, le
philosophe, tous ceux enfin que leur position ou leurs lumières rendent
capables d’en connaître les différends ressorts. Cette idée, non moins juste
que grande, a présidé, si je ne me trompe, à la composition de l’ Histoire de
la Décadence et de la Chute de l’Empire romain : ce n’est point un simple
récit des événements qui ont agité le monde romain depuis l’élévation d’Auguste
jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs ; l’auteur a constamment
associé à ce récit le tableau de l’état des finances, des opinions, des mœurs,
du système militaire, de ces causes de prospérité ou de misère, intérieures et
cachées, qui fondent en silence ou minent sourdement l’existence et le
bien-être de la société. Fidèle à cette loi reconnue, mais négligée, qui
ordonne de prendre toujours les faits pour base des réflexions les plus
générales, et d’en suivre pas à pas la marche lente, mais nécessaire, Gibbon a
composé ainsi un ouvrage remarquable par l’étendue des vues, quoiqu’on y
rencontre rarement une grande élévation d’idées, et plein de résultats
intéressants et positifs, en dépit même du scepticisme de l’auteur.
Le succès de cet ouvrage dans un siècle qui avait produit
Montesquieu, et qui possédait encore, lors de sa publication, Hume, Robertson
et Voltaire, prouve incontestablement son mérite ; la durée de ce succès,
qui s’est constamment soutenu depuis, en est la confirmation. En Angleterre, en
France, en Allemagne, c’est-à-dire, chez les nations les plus éclairées de
l’Europe, on cite toujours Gibbon comme une autorité ; et ceux même qui
ont découvert dans son livre des inexactitudes, ou qui n’approuvent pas toutes
ses opinions, ne relèvent ses erreurs et, ne combattent ses idées qu’avec des
ménagements pleins de réserve, dus à un mérite supérieur. J’ai eu occasion,
dans mon travail, de consulter les écrits de philosophes qui ont traité des
finances de l’empire romain, de savants qui en ont étudié la chronologie, de
théologiens qui ont approfondi l’histoire ecclésiastique, de jurisconsultes qui
ont étudié avec soin la jurisprudence romaine, d’orientalistes qui se sont
beaucoup occupés des Arabes et du Coran, d’historiens modernes qui ont fait de
longues recherches sur les croisades et sur leur influence : chacun de ces
écrivains a remarqué et indiqué dans l’ Histoire de la Décadence et de la
Chute de l’Empire romain , quelques négligences, quelques vues fausses ou du
moins incomplètes, quelquefois même des omissions qu’on ne peut s’empêcher de
croire volontaires ; ils ont rectifié quelques faits, combattu avec
avantage quelques assertions ; mais le plus
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