Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
déclarée au
christianisme, et dont le projet ne paraît conforme ni à son caractère peu
disposé à l’esprit de parti, ni cette modération d’idées et de sentiments qui
le portait à voir toujours dans les choses, tant particulières que générales,
les avantages à côté des inconvénients ; mais, frappé d’une première
impression, Gibbon, en écrivant l’Histoire de la Décadence de l’Empire, n’a vu
dans le christianisme que l’institution qui avait mit vêpres , des moines
déchaussés et des processions, à la place des magnifiques cérémonies du culte
de Jupiter et des triomphateurs du Capitole.
Enfin après plusieurs autres essais successivement
abandonnés, il se fixa tout à fait au projet de l’ Histoire de la Décadence
de l’Empire , et entreprit les études et les lectures qui devaient lui
découvrir un nouvel horizon et agrandir insensiblement sous ses yeux le plan
qu’il s’était formé d’abord. Les embarras que lui causèrent la mort de son
père, arrivée dans cet intervalle, et le dérangement des affaires qu’il lui
avait laissées ; les occupations que lui donna sa qualité de membre du
parlement, où il était entré à cette époque ; enfin les distractions de la
vie à Londres prolongèrent ses études sans les interrompre, et retardèrent
jusqu’en 1776 la publication du premier volume (in-4°, ou bien deux volumes
in-8°) de l’ouvrage qui devait en être le fruit. Le succès en fût
prodigieux ; deux ou trois éditions promptement épuisées avaient établi la
réputation de l’auteur, avant que la critique eût commencé à élever la voix.
Elle l’éleva enfin, et tout le parti religieux, très nombreux et très respecté
en Angleterre, se prononça contre les deux derniers chapitres de ce volume (les
quinzième et seizième de l’ouvrage) consacrés à l’histoire de l’établissement
du christianisme. Les réclamations furent vives, et en grand nombre. Gibbon ne
s’y était pas attendu ; il avoue qu’il en fut d’abord effrayé. Si
j’avais pensé , dit-il dans ses Mémoires, que la majorité des lecteurs
anglais fût si tendrement attachée au nom et à l’ombre du christianisme ;
si j’avais prévu la vivacité des sentiments qu’ont éprouvés ou feint d’éprouver
en cette occasion les personnes pieuses ou timides, ou prudentes, j’aurais
peut-être adouci ces deux derniers chapitres, objet de tant de scandale, qui
ont élevé contre moi beaucoup d’adversaires, en ne me conciliant qu’un bien
petit nombre de partisans . Cette surprise semble annoncer la préoccupation
d’un homme tellement rempli de ses idées, qu’il n’a ni aperçu ni pressenti
celles des autres ; et si cette préoccupation prouve incontestablement sa
sincérité, elle rend son jugement suspect de prévention et d’inexactitude.
Partout où règne la prévention, la bonne foi n’est jamais parfaite : sans
vouloir précisément tromper les autres, on commence par s’abuser soi-même ;
pour soutenir ce qu’on regarde comme la vérité, on se laisse aller à des
infidélités qu’on ne s’avoue pas ou qui paraissent légères, et les passions
diminuent de l’importance d’un scrupule en raison de celle qu’elles mettent à
le surmonter. C’est ainsi, sans doute, que Gibbon fut entraîné à ne voir dans
l’histoire du christianisme que ce qui pouvait servir des opinions qu’il
s’était formées avant d’avoir scrupuleusement examiné les faits. L’altération
de quelques-uns des textes qu’il avait cités, soit qu’il les eût tronqués à
dessein, soit qu’il ait négligé de les lire en entier, fournit des armes à ses
adversaires ; en leur donnant des raisons de soupçonner sa borine foi.
Tout l’ordre ecclésiastique partit ligué contre lui ; ceux qui le
combattirent obtinrent des dignités, des grâces ; et il se félicitait,
avec ironie, d’avoir valu à M. Davis une pension du roi, et au docteur Apthorp
la fortune d’un archevêque ( an archiepiscopal living ). On peut croire
que le plaisir de railler de la sorte des adversaires qui l’avaient presque
toujours attaqué avec plus d’acharnement que de discernement, le dédommagea du
chagrin que lui avaient d’abord causé leurs attaques, et peut-être aussi
l’empêcha de reconnaître les torts réels qu’il avait à se reprocher.
D’ailleurs Hume et Robertson avaient comblé le nouvel
historien des témoignages d’estime les plus flatteurs : ils parurent
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