Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
enchaîner la volonté de Dieu qui serait astreint à créer le meilleur des mondes possibles ; notion qui n ’ a même point de sens puisque, quel que soit le monde choisi, l ’ on peut à l ’ infini en concevoir un meilleur. Par ce « volontarisme » qui ira s ’ accentuant dans les écoles franciscaines, Bonaventure s ’ oppose encore plus formellement à toute tentative pour établir une continuité entre Dieu et la créature.
Aussi, dans sa conception des créatures, tout est fait à la fois pour montrer en elles le signe de l ’ activité immédiate de Dieu et pour empêcher toute confusion avec la divinité : deux p.649 exigences qui sont sinon contradictoires, du moins opposées, l ’ une tendant à saisir en tout l ’ irradiation divine, l ’ autre à proclamer en tout la déficience de la créature. Déficience, la multiplicité des créatures, incapables de recevoir autrement qu ’ en se multipliant la communication et l ’ effusion de la perfection divine ; déficience, la nécessité, pour toute créature, d ’ être composée de forme et de matière, la matière soulignant le côté passif de son être. Bonaventure n ’ a pas hésité à soutenir, avec les autres franciscains et contre saint Thomas, qu ’ il n ’ existait aucune forme pure dans la création, et que les anges eux-mêmes, qui sont des intelligences séparées, et aussi les âmes humaines, qui sont des êtres spirituels, sont faits d ’ un couple de forme et de matière ; il suffit en effet qu ’ un être soit changeant, actif et passif, individuel et capable de rentrer dans une espèce ou un genre pour qu ’ on puisse dire qu ’ il contient de la matière, c ’ est-à-dire de l ’ être en puissance ou une possibilité d ’ être autre ; or, c ’ est le cas des âmes et mêmes des anges qui sont de véritables individus, contrairement à ce que croit saint Thomas. C ’ est encore par le sentiment de cette déficience que saint Bonaventure a accepté, contre saint Thomas, la thèse de la pluralité des formes : on sait que, pour Aristote, la forme d ’ un être est ce qui fait qu ’ il est effectivement ce qu ’ il est ; c ’ est grâce à la présence en lui de la forme humanité qu ’ un homme est homme ; chaque substance, étant une, doit donc avoir une forme substantielle unique ; cette forme détermine et fixe complètement la nature de la substance. Or cette conclusion n ’ est pas acceptée par Bonaventure : considérer la forme comme parachevant et consommant l ’ être de manière à ce que rien de substantiel ne puisse s ’ y ajouter, ce serait admettre que la créature puisse être parfaite et achevée : en réalité, si la forme donne une perfection à la substance, ce n ’ est point pour l ’ y fixer, c ’ est pour la disposer à recevoir une autre perfection qu ’ elle ne pourrait elle-même lui donner ; on peut concevoir par exemple que la lumière s ’ ajoute à un corps déjà constitué p.650 pour en stimuler l ’ activité, comme une forme substantielle nouvelle. Du même esprit provient la réponse qu ’ il donne à la question de la production de la forme : on se rappelle un célèbre théorème d ’ Aristote : un être en puissance ne peut devenir être en acte que sous l ’ influence d ’ un être déjà en acte : cela implique que la forme qui va naître dans l ’ être en puissance n ’ y est point du tout présente, mais va en être comme tirée sous l ’ influence de l ’ être en acte (éduction des formes) ; or cette théorie donnerait à l ’ être en acte une efficace qu ’ il ne peut avoir ; cette efficace sera réduite à ses justes limites, si l ’ on admet avec saint Augustin que l ’ être en puissance contient les raisons séminales que l ’ influence de l ’ être en acte ne fait que manifester et développer.
On voit donc l ’ unité de toutes ces thèses dont plusieurs opposent le penseur franciscain à saint Thomas : multiplicité, composition hylémorphique universelle, pluralité des formes, raisons séminales, autant de manières de rendre impossible un monde physique qui serait autonome et aurait en lui son principe d ’ explication. Thèses en parfait accord avec la seconde exigence, selon laquelle on doit retrouver dans la créature les traces d ’ irradiation divine : simple analogie d ’ ailleurs, comme l ’ égalité qu ’ il y a entre deux rapports, et non ressemblance véritable comme
Weitere Kostenlose Bücher