Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
progressivement de la connaissance sensible jusqu ’ à Dieu : rien de semblable entre la sensation d ’ Aristote, acte commun du sentant et du senti, et la sensualité d ’ Augustin qui rattache l ’ âme à la terre en lui faisant chercher l ’ utile et fuir le nuisible ; rien de pareil, quoiqu ’ en pense Albert, entre la distinction augustinienne de la raison supérieure qui nous dirige et de la raison inférieure qui nous fait connaître la loi morale, et la distinction péripatéticienne de l ’ intellect agent et de l ’ intellect possible ; enfin p.655 distinction radicale, admise par Albert, entre la volonté (προαίρεσις ou électio ) chez Aristote, qui suit le jugement de l ’ entendement, et la notion exclusivement théologique du libre arbitre, « faculté de la raison et de la volonté par laquelle est choisi le bien, si la grâce nous assiste, ou le mal, si elle fait défaut » . Rien ne correspond chez Aristote à la synteresis, « cette étincelle de conscience qui, selon saint Jérôme, ne s ’ éteint pas dans l ’ âme d ’ Adam, même chassé du Paradis » , faculté de connaître les règles morales suprêmes, « dont les philosophes ne parlent pas, parce qu ’ ils divisent les facultés de l ’ âme d ’ après leurs objets généraux, tandis que les théologiens savent distinguer entre le droit divin et le droit humain » . Ainsi les vues des « saints » sur l ’ âme considérée en dehors de tout rapport avec le monde sensible, complètent les vues du philosophe qui ne connaît l ’ âme qu ’ en rapport avec le corps.
Pourtant, à d ’ autres égards, la doctrine d ’ Albert indique des habitudes d ’ esprit bien nouvelles par rapport à l ’ augustinisme régnant ; le niveau auquel peut atteindre la raison philosophique est en quelque sorte abaissé : il ne s ’ agit plus, comme chez saint Anselme de trouver par l ’ intellect les raisons des dogmes révélés, incarnation ou trinité : ce sont là des articles qui sont et resteront de pure foi. La raison philosophique ne peut procéder que des effets aux causes, et ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance est dernier dans l ’ ordre de l ’ être : c ’ est dire que nous ne pouvons atteindre Dieu que par le monde sensible, par une preuve cosmologique allant de l ’ effet à la cause, et non par une preuve ontologique. De la considération du monde, on peut sans doute conclure à Dieu, mais on ne peut même pas savoir avec une entière certitude rationnelle si le monde a ou non commencé dans le temps ; les arguments pour l ’ éternité que l ’ on trouve chez Aristote équilibrent presque les arguments contraires et, seule, la révélation peut trancher la question.
Albert a, d ’ une manière générale, une tendance à séparer p.656 les termes entre lesquels le platonisme augustinien cherche une continuité et une hiérarchie. Voici quelques aspects de cette tendance : les augustiniens du XII I e siècle, sous l ’ influence plus ou moins proche d ’ Avicebron, avaient admis dans toutes les créatures, aussi bien spirituelles que corporelles, une composition hylémorphique : l ’ ange et l ’ âme, aussi bien que le corps, sont composés de matière et de forme. Contrairement à cette vue et suivant Aristote avec sa théorie de l ’ intelligence motrice qui est un acte pur et de l ’ âme qui est une forme, Albert refuse d ’ admettre une matière comme composant des êtres spirituels. Ce refus a pour effet de transformer sa vision de l ’ univers ; comme la forme (par exemple celle de l ’ homme) est par elle-même un universel, comme le principe d ’ individuation est dans les accidents provenant de la matière qui s ’ ajoute à la forme, il s ’ ensuit que la nature de l ’ homme individuel, composé d ’ une âme et d ’ un corps, n ’ a presque plus rien de commun avec celle de l ’ ange : les anges, étant des formes pures, doivent par là même différer entre eux comme des espèces, non comme des individus ; aucune des facultés de même nom n ’ est la même chez l ’ ange et dans l ’ âme humaine, dans l ’ âme qui, liée au corps, n ’ atteint le rationnel que par une opération d ’ abstraction sur les images sensibles, tandis que l ’ ange a une connaissance intuitive, exempte d ’ erreur et de recherche ; l ’ intellect agent, intuitif chez l ’ ange, est, chez l ’ homme, une simple clarté
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