Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
non pas rarement mais le plus souvent ; il faut donc un être par la providence de qui le monde soit gouverné ; c ’ est lui que nous appelons Dieu » [842] .
Il y a, dans toutes ces preuves, une évidente affectation à ne faire intervenir aucun sentiment religieux, aucun élan de l ’ âme à Dieu, rien de ce qui regarde les rapports particuliers de l ’ homme à Dieu dans sa destinée surnaturelle : rien que les notions techniques de la physique aristotélicienne ; aussi, de bonne heure déjà, des critiques se sont demandé si la valeur de ces preuves n ’ était pas solidaire de celle de la physique d ’ Aristote ; c ’ est peut-être une critique de ce genre que saint Thomas nous indique dans la Summa contra Gentiles [843] : « Deux raisons paraissent infirmer ces preuves, la première c ’ est qu ’ elles procèdent de la supposition de l ’ éternité du monde, qui, chez les catholiques, est supposée être fausse... ; la seconde c ’ est qu ’ il est supposé, dans ces démonstrations, que le premier mû, à savoir le corps céleste, est mû de lui-même : d ’ où il suit qu ’ il est animé, ce que beaucoup n ’ accordent pas. » L ’ éternité du monde avec tout ce qu ’ elle implique (un monde sans histoire, donc sans rédemption ni consommation du monde), l ’ animation du ciel avec tous les dangers de l ’ astrologie, est-ce donc au prix de ces erreurs que la raison pouvait arriver à établir l ’ existence de Dieu ?
XII. — SAINT THOMAS ( suite ) :
INTERPRÉTATION CHRÉTIENNE D ’ ARISTOTE
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p.668 Cette critique, justifiée ou non, est propre à nous faire comprendre la situation particulière de saint Thomas aux yeux de ses contemporains et les problèmes qui s ’ imposaient à lui. Il s ’ agissait de faire voir dans la philosophie péripatéticienne une philosophie vraiment autonome et indépendante du dogme et qui pourtant s ’ accordât avec lui.
Or l ’ univers aristotélicien présentait des traits qui semblent peu aisément conciliables avec la croyance chrétienne : d ’ une part un Dieu qui est seulement le moteur des cieux, qui produit ce mouvement en une matière qui existe indépendamment de lui ; d ’ autre part un Dieu tout-puissant, créateur d ’ un monde qui a commencé dans le temps et qui doit finir.
Même contraste dans la notion des créatures spirituelles, intelligences séparées ou âmes. Chez Aristote, commenté par les Arabes, les intelligences séparées sont les moteurs des sphères célestes, et ces intelligences ont même nature et même fonction que le Dieu suprême, si bien qu ’ on ne peut comprendre leur dépendance à son égard : dans l ’ univers chrétien, les anges sont des créatures capables de déchoir.
Les âmes, aussi, sont bien différentes : chez Aristote, l ’ âme est la forme du corps organisé, et le principe des fonctions biologiques ; elle n ’ a son individualité que par ce rapport avec son corps, qui est sa matière. Dans le drame chrétien, l ’ âme est un individu complet par soi-même dont le rapport avec le corps est passager, et le sujet d ’ une destinée surnaturelle.
De la conception aristotélicienne de l ’ âme comme forme du corps, il semble résulter qu ’ elle est détruite avec le corps ; il semble aussi que, si elle a une connaissance indépendante des objets sensibles et des organes corporels, telle qu ’ est en fait la connaissance intellectuelle, c ’ est par une intelligence qui p.669 n ’ a plus aucun rapport avec le corps, qui est au-dessous de l ’ âme impassible et appartient en commun à tous les hommes. L ’ éternité de cette intelligence impersonnelle est tout autre chose que l ’ immortalité personnelle et réduit à néant l ’ image de sa destinée surnaturelle.
Même contraste d ’ ailleurs dans la morale. Le mérite, chez Aristote, repose sur des vertus qui sont des acquisitions volontaires, qui tirent parti du fonds naturel du caractère et qui s ’ accroissent grâce aux offices civils de l ’ homme et à ses rapports politiques ou sociaux avec les membres de la cité. L ’ idéal de la mystique chrétienne est au contraire de dépouiller l ’ homme et de l ’ isoler pour offrir l ’ âme toute nue aux effluves de la grâce divine.
Devant ces contrastes indéniables, les adversaires de saint Thomas font ressortir les divergences doctrinales : et toute la tactique de saint Thomas consiste à
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