Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
philosophe ait eu une opinion qui n ’ est pas conforme à la vérité ; et que la révélation nous donne sur l ’ âme des enseignements qui ne peuvent être conclus par la raison naturelle ; mais nous n ’ avons rien à faire maintenant des miracles divins, puisque nous discutons en physicien des choses p.684 naturelles » [854] . La synthèse thomiste donnait sans doute un principe d ’ accord : ce que la raison nous enseigne ne peut être contraire à ce que la foi nous révèle, et, s ’ il y a une apparente contradiction, c ’ est que la raison a été mal conduite.
Les maîtres ès arts soumettaient ce principe à une épreuve expérimentale : la raison y était interrogée indépendamment de la foi, et c ’ était une simple question de fait de savoir si ses conclusions s ’ accordaient ou non avec la foi. Or la chose n ’ est pas douteuse pour Siger de Brabant, le célèbre maître ès arts, qui, de 1266 à 1277, enseigna à l ’ Université de Paris l ’ interprétation averroïste d ’ Aristote et qui fut l ’ initiateur de ce mouvement que l ’ on a appelé l ’ averroïsme latin : les thèses d ’ Aristote contredisent les doctrines révélées. C ’ est là pour lui, semble-t-il, une simple constatation de fait, dont il ne déduit pas du tout, comme on l ’ a dit, qu ’ il y a une « double vérité », une vérité pour les philosophes et une vérité pour les théologiens ; il n ’ hésite pas à affirmer que c ’ est la foi qui dit vrai ; et « pourtant quelques philosophes ont eu une opinion contraire » .
L ’ identité de l ’ intellect chez tous les hommes, la nécessité des événements, l ’ éternité du monde, la destruction de l ’ âme avec le corps, la négation de la connaissance des choses singulières en Dieu, la négation de la providence divine dans la région sublunaire, tels sont les principaux articles, par où l ’ averroïsme de Siger s ’ oppose à la foi chrétienne, et que Gilles de Lessines recueillait en 1270 dans l ’ enseignement de Siger pour les soumettre à Albert le Grand [855] .
On y a reconnu à peu près toutes les thèses qu ’ Averroès prêtait à Aristote et que niait saint Thomas. Un traité comme le De Anima intellectiva (p. 152) de Siger contient d ’ ailleurs la discussion de l ’ interprétation d ’ Albert le Grand et de saint Thomas, désignés par leurs noms, sur les textes d ’ Aristote p.685 relatifs à l ’ intellect. Il est faux, selon Aristote, que les facultés végétative et sensitive appartiennent au même sujet que la faculté intellectuelle ; sans doute l ’ intelligence est unie au corps dans son opération, parce qu ’ elle ne peut rien saisir que dans l ’ image qui implique l ’ organe corporel de l ’ imagination ; mais c ’ est elle seule qui comprend, et lorsque l ’ on dit que l ’ homme comprend , on ne veut pas parler de l ’ homme comme composé d ’ âme et de corps, mais de son intellect se u l.
Même avec les précautions qu ’ employait Siger, cet enseignement fut jugé dangereux par l ’ autorité ecclésiastique ; en 1270 l ’ évêque de Paris, Étienne Tempier, condamna treize propositions de l ’ enseignement averroïste sur la connaissance de Dieu, l ’ éternité du monde, l ’ identité des intellects humains, la fatalité, celles même que Gilles de Lessines avait soumises à Albert ; en 1277, sur l ’ invitation du pape Jean XXI, l ’ évêque de Paris ouvre une enquête, et porte une nouvelle condamnation de 219 propositions ; la condamnation débute en attribuant aux averroïstes la doctrine de la double vérité ; « ils disent que ces choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s ’ il y avait deux vérités contraires et comme s ’ il y avait, dans les paroles de gentils qui sont damnés, une vérité contraire à la vérité de la Sainte Écriture » [856] . Siger, obligé de quitter l ’ Université, fut cité devant l ’ inquisiteur de France, et en appela au Saint-Siège ; condamné à l ’ internement perpétuel, il mourut tragiquement vers 1282, poignardé par le clerc qui lui servait de secrétaire.
Le mouvement averroïste, qui, dès lors, était mené non pas seulement par Siger, mais par Boèce de Dacie et Bernier de Nivelles, condamnés avec lui, continua malgré ces mesures. Jean de Jandun maître ès arts à Paris vers 1325, et mort en 1328, fut excommunié en
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