Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
induction qui est sans rigueur démonstrative : les notions métaphysiques, qui se rapportent à l ’ être, placé au-dessus des genres de l ’ être, ne sont pas susceptibles de définitions, mais leur sens peut être seulement suggéré par l ’ analogie [285] .
Cette argumentation peut se formuler ainsi : si l ’ essence (forme ou quiddité) est un principe premier, c ’ est qu ’ elle est un acte et que l ’ acte est toujours antérieur à la puissance.
Qu ’ est-ce que l ’ acte (ε̉νέργεια) ? L ’ acte est à la puissance comme l ’ homme éveillé au dormeur, celui qui voit à celui qui a les yeux fermés, la statue par rapport à l ’ airain, l ’ achevé par rapport à l ’ inachevé [286] . Les seconds termes de chaque couple sont « en puissance » chacun des premiers ; celui qui a les yeux fermés est voyant en puissance, l ’ airain est statue en puissance, ce qui veut dire que les yeux verront et que l ’ airain deviendra statue, si certaines conditions sont réalisées. Le voyant et la statue sont, à proprement parler, des êtres en acte, dont les actes sont respectivement la vision et la forme de la statue. La vision est un acte, en ce sens qu ’ elle reste également et uniformément vision p.199 pendant tout le temps pendant lequel elle a lieu ; la vie, le bonheur, l ’ intuition intellectuelle sont pour la même raison des actes, tandis que la marche qui progresse et est à chaque instant à un stade différent est non pas un acte, mais une action ou un mouvement. L ’ acte (ε̉νέργεια) est comme l ’ œuvre ou la fonction (έ̉̉ργον) de l ’ être en acte ; la vision est par exemple la fonction de l ’œil [287] ; l ’ acte est encore entéléchie (ε̉ντελέχεια), c ’ est-à-dire état final et achevé qui marque les limites de la réalisation possible [288] . Il est clair que la notion de puissance n ’ a pas de sens en elle-même et qu ’ elle est toute relative à l ’ être en acte ; c ’ est non pas par ce qu ’ il est, mais au contraire par ce qu ’ il peut devenir, que l ’ être en puissance est conçu comme tel. L ’ acte est au contraire le centre de référence par rapport auquel sont situés et ordonnés les êtres en puissance.
Or, « l ’ essence ou forme est un acte [289] » et l ’ acte par excellence ; car la quiddité est ce qui appartient à un être donné depuis sa naissance jusqu ’ à sa disparition, intégralement, sans progrès ni déficience ; elle n ’ est pas susceptible de plus ou de moins ; l ’ on n ’ est pas plus ou moins homme. Pour exprimer cette permanence inaltérable, Aristote emploie pour l ’ essence l ’ expression τό τί η̉ν ει̉ναι, le fait, pour un être, de continuer à être ce qu ’ il était. De cette essence ou forme, il n ’ y a pas de devenir ; la forme de la sphère d ’ airain, qui est la forme sphérique, ne naît point lorsque l ’ on fabrique la sphère d ’ airain ; ce qui naît, c ’ est l ’ union de la forme sphérique et de l ’ airain [290] . La naissance ou devenir consiste ainsi dans l ’u nion d ’ une forme avec un être capable de la recevoir ; cet être en puissance, devenu être en acte après avoir reçu la forme, est proprement ce qu ’ Aristote appelle matière (ύλη) . La matière est l ’ ensemble des conditions qui doivent être réalisées pour que la forme puisse apparaître ; le coffre en puissance, ou, ce qui revient au même, la p.200 matière du coffre, c ’ est le bois [291] . On le voit, la thèse d ’ Aristote revient à proclamer l ’ inexistence de l ’ être non défini ; tout être actuel, cet arbre, cet homme, a, tant qu ’ il existe, une essence unique qui en fait un être en acte (τόδε τι) ; ne pas exister, c ’ est, comme le légendaire bouc-cerf, n ’ être rien.
Maintenant (et c ’ est là, de tous les théorèmes aristotéliciens, le plus important), l ’ acte est antérieur à la puissance dans les trois sens du mot antérieur, logiquement, temporellement et substantiellement [292] ; logiquement, puisque, nous l ’a vons vu, la notion de l ’ être en puissance implique celle de l ’ être en acte par rapport à qui il est dit en puissance ; temporellement, puisque l ’ être en acte ne provient d ’ un être en puissance que sous l ’ effet d ’ un autre être déjà en acte ; par exemple le musicien en puissance ne devient
Weitere Kostenlose Bücher