Histoire des colonisations: Des conquetes aux independances, XIIIe-XXe siecle
qui n’est plus digne de sa fonction. Les lettrés mettent en regard le comportement de la Chine et celui du Japon, qui a su accomplir la réforme Meiji : alors que le Vietnam, comme la Chine, demeure stagnant. Qu’il soit possible de résister, la tête coupée du commandant Rivière en atteste ; elle est montrée de village en village, stimulant l’esprit de résistance.
Nous sommes tombés, l’espoir repose sur nos fils ;
Nous possédons notre vie, mais devons apprendre à la sacrifier,
Serions-nous silencieux, qu’on nous traitera de peureux.
Nous lirons la proclamation de nos victoires sur les Wu,
Nous ferons comme ceux qui ont exterminé les Mongols…
Cité in David Marr, Vietnamese Anticolonalism .
La fuite de l’empereur Ham Nghi, en 1885, marque la fin des illusions sur la capacité de la cour de Hué à défendre le pays, et le début d’une résistance qu’incarne le mouvement Can Vuong, ces lettrés qui, par la plume et le pamphlet, stigmatisent l’envahisseur. Un de ses protagonistes en est Phan Boi Chau à qui l’on demande de se rendre aux Français pour sauver son frère prisonnier. Il dit à ses lieutenants : « Depuis que je suis dans notre mouvement,j’ai oublié les problèmes de ma famille, ou de mon village. Car je n’ai qu’une seule tombe, très grande, à défendre, celle de mon pays, la terre du Vietnam. Et mon frère en danger, ce sont mes vingt millions de concitoyens. Si je sauve mon frère, qui donc sauvera les autres ? »
Ce mouvement d’armement moral était, évidemment, insuffisant pour chasser les Français ; il ne concernait qu’une minorité de lettrés, mais qui regroupaient toute la population autour d’eux. Jamais ils ne donnaient un contenu explicite à leur comportement rigoureux : mais chacun savait ce qu’ils voulaient signifier : il préfigure l’attitude du Français occupé devant l’Allemand, dans Le Silence de la mer .
C’est pour cela que, vers 1900, l’administration française pouvait croire que, d’un point de vue administratif, le patriotisme n’avait plus de moyens d’expression. Paul Doumer put alors organiser la mise en tutelle systématique du pays, et par l’organisation de son exploitation semer involontairement les graines d’un futur mouvement des masses paysannes.
Le changement qui s’opéra fut que les Vietnamiens eurent le sentiment qu’ils n’avaient pas seulement perdu la matérialité de leur territoire, mais que, si l’administration coloniale continuait à quadriller le pays, « ils risquaient de perdre leur âme ». La déchéance de certains, devenus les domestiques de l’occupant, ces mandarins-collaborateurs, devient le signe d’une dégénérescence qui autorise les Français à les traiter de plus en plus mal.
Un ouvrage écrit par Phan Boi Chau, après un voyage au Japon, devait avoir une grande destinée, Vietnam Vong Quoc Su (Histoire de la perte du Vietnam). Ce livre était écrit en chinois pour alerter les Chinois et les Vietnamiens : si la Chine ne prenait pas garde, elle connaîtrait bientôt l’exemple du Vietnam. Sa traduction en une cinquantaine d’exemplaires atteignit jusqu’aux villages les plus reculés de l’Annam parce qu’il était écrit clairement. Il dénonçait l’incapacité de la cour de Hué qui n’avait pas su éduquer le peuple pour le prévenir contre les dangers qui menaçaient la nation ; il dénonçait aussi la politique de l’occupant qui visait les lettrés pour rendre le peuple encore plus ignorant.Plus encore, il faisait l’inventaire des taxes et impôts que les Vietnamiens avaient à payer : par exemple, 4 sur le sel, le terrain, le pesage, le transport, la vente ; 6 sur le tabac, etc. Il disait ce conte populaire dans les campagnes, qui montrait l’avarice et l’âpreté des Français : « Une famille était ruinée à cause de tous les impôts qu’elle avait dû payer, on alla voir le fonctionnaire : “Nous ne possédons plus rien, que le ciel sur nos têtes…” “Signez ce papier”, répondit le fonctionnaire… Quand la famille voulut rentrer au village, une escouade de soldats lui barrait la route. “Vous ne pouvez pas y aller, dirent-ils, vous allez respirer l’air qui, vous l’avez signé, ne vous appartient plus”. »
Naturellement, la victoire du Japon sur la Russie stimula le mouvement de résistance, qui demeurait pourtant l’apanage des lettrés. Un deuxième ouvrage de Phan Boi Chau, Tan Vietnam (Le nouveau
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