Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
table des richards, dans
une chambre à part on payait trois livres. Je frémis en moi-même du
danger que nous venions de courir d’avaler six francs de
marchandises en un seul repas. Enfin je ne veux pas vous peindre ce
souper, cela ne finirait jamais. Vous saurez seulement que le
lendemain, vers sept heures, Marguerite et moi, bras dessus, bras
dessous, nous allâmes voir les Simonis, rue des Minotiers, sur
l’ancienne place du Marché aux légumes, où l’on a mis depuis la
statue de Gutenberg.
Les Simonis étaient des gens connus de toute
l’Alsace ; moi-même j’en avais entendu parler comme des plus
riches commerçants de la province. Je me les figurais donc, en
proportion de leur réputation, avec des habits magnifiques, des
chapeaux fins et des breloques ; aussi quel ne fut pas mon
étonnement quand, au détour de la rue, je vis un petit homme de
trente-cinq à quarante ans, en carmagnole, les cheveux noués par un
simple ruban, qui roulait des tonnes et rangeait des caisses contre
le mur de sa boutique, en attendant de les mettre en magasin, et
que Marguerite me dit :
– Voici M. Simonis.
Cela changea toutes mes idées sur les riches
commerçants ; je reconnus alors que l’habit ne fait pas le
moine, et depuis je ne me suis plus trompé sur ce chapitre.
Comme nous traversions toutes ces caisses et
ces tonnes, ces sacs entassés à droite et à gauche, et les voitures
qui venaient se décharger, M. Simonis comprit d’un coup d’œil
que nous étions des acheteurs ; il laissa l’ouvrage à ses
garçons et rentra derrière nous, dans sa grande boutique ouverte au
large sur deux rues, le comptoir de côté, l’arrière-boutique au
fond, comme la nôtre à Phalsbourg, mais trois ou quatre fois plus
grande.
Dieu du ciel : quel spectacle pour de
petits marchands commençant, que ces tas de sacs empilés, ces
caisses rangées du haut en bas, ces pains de sucre par centaines,
ces paniers de raisins secs et de figues ouverts pour échantillons,
et cette odeur de mille choses qui coûtent cher, et qu’on trouve en
pareille abondance ! L’idée que cela vient de tous les pays du
monde ; que ce poivre, cette cannelle, ce café, ces richesses
de toute sorte sont arrivées sur des vaisseaux, cette idée-là ne
vous touche pas d’abord ; on ne pense naturellement qu’à
s’attirer une petite part de ces biens ; et, par la suite des
temps, lorsqu’on est assis tranquillement derrière un bon poêle, à
lire sa gazette, après avoir réussi dans ses affaires, on réfléchit
seulement que des mille et des centaines de mille hommes, blancs ou
noirs, de toutes les couleurs et de toutes les nations, ont
travaillé pour vous enrichir.
Je ne vous dirai donc pas que dans cette
grande boutique de pareilles idées me vinrent alors, non !…
mais je vis que c’était un grand et très grand commerce, ce qui me
rendit un peu timide.
Marguerite, elle, au contraire, était toute
simple ; et d’abord, posant son panier au bord du comptoir,
elle dit quelques mots à M. Simonis, lui parlant de notre
intention d’acheter, et de nous établir épiciers à
Phalsbourg ; disant que nous avions peu d’argent, mais
beaucoup de bonne volonté d’en gagner. Il nous écoutait d’un air de
bonhomme, les mains croisées sur le dos ; moi j’étais tout
rouge, comme un conscrit devant son général en chef.
– Alors vous êtes la fille de Chauvel, du
représentant Chauvel ? dit Simonis.
– Oui, citoyen, et voici mon mari. Notre
maison s’appellera Bastien-Chauvel.
Il rit, et s’écria, parlant à sa femme, une
bonne et gentille femme, aussi vive, aussi alerte que la
mienne :
– Hé ! Sophie, tiens, voici des
jeunes gens qui veulent s’établir ; vois donc ce qu’il est
possible de faire pour eux ; moi je vais rentrer nos
marchandises, car la voie publique est encombrée, nous avons déjà
l’avis de nous dépêcher.
Une quantité de garçons et de servantes
allaient et venaient, les manches de chemise retroussées, enfin une
véritable ruche de travailleurs.
La jeune dame s’était approchée ; son
mari lui dit quelques mots à part ; elle, aussitôt, nous
saluant d’un petit signe de tête, dit à Marguerite :
– Donnez-vous la peine d’entrer.
Et nous entrâmes dans un petit bureau très
simple et même un peu sombre, à droite du magasin. La dame nous dit
de prendre place, souriant à Marguerite qui parlait. Elle regarda
tout de suite une longue liste que ma femme avait
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