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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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préparée
d’avance, et marqua le prix de chaque article à côté.
    – Vous ne prenez que cela ?
dit-elle.
    – Oui, répondit Marguerite, nous n’avons
pas plus d’argent.
    – Oh ! s’écria la jeune dame, il
faut être mieux assortis ; vous aurez des concurrents, et…
    – Mon mari ne veut faire le commerce
qu’au comptant.
    Alors la dame me regarda deux secondes ;
elle vit bien sans doute que j’avais été paysan, ouvrier, soldat,
et que je n’entendais pas grand-chose aux affaires, car elle rit et
dit d’un air de bonne humeur :
    – Ils sont tous comme cela, nos
messieurs ; et puis ils deviennent trop hardis, il faut les
retenir. Allons, nous nous entendrons, j’espère.
    Elle sortit et donna ses ordres, nous
demandant s’il faudrait envoyer la marchandise par le roulage ou
l’accéléré. Marguerite répondit, par le roulage, et, ce qui me fit
le plus de plaisir, c’est qu’elle me dit de payer d’avance.
Aussitôt je vidai mon sac sur le comptoir ; la dame ne voulait
pas recevoir notre argent ; mais comme Marguerite l’assura que
si tout n’était pas payé je n’en dormirais plus, elle compta nos
quatre piles de cent livres d’un trait et nous donna le reçu :
« Valeur payable en marchandise. » Et puis cette
excellente petite dame, que j’ai bien connue depuis, et qui même
m’a plus d’une fois posé la main sur le bras en riant et
s’écriant : « Ah ! mon cher monsieur Bastien, quel
poltron vous étiez en commençant, et que vous voilà devenu hardi,
trop peut-être !… » cette bonne dame nous accompagna
jusque dehors, et nous salua d’un air joyeux, promettant que tout
arriverait à Phalsbourg avant la fin de la semaine. Ensuite elle
jeta un coup d’œil sur les caisses qu’on emmagasinait, causant et
riant avec son mari, et nous reprîmes le chemin de la
Cave-Profonde.
    Le même soir, sur les dix heures, nous
rentrions chez nous, à Phalsbourg. La confiance m’était venue, je
voyais que nous ferions des bénéfices. Les deux jours suivants,
Marguerite m’expliqua la tenue des livres en partie simple :
le brouillon pour inscrire ce qu’on donne à crédit dans le cours de
la journée ; le grand livre, où l’on porte la dette de chacun
à sa page ; et puis le livre des factures, pour ce qu’on
reçoit, ce qu’on attend, ce qu’on doit payer aux échéances, avec
les factures et les billets en liasses, lorsqu’ils sont payés. Il
ne nous en fallait pas plus dans le commerce de détail, et jamais
nous n’avons eu ni réclamations, ni chicanes, tout étant en règle
jour par jour.
    Mais, puisque je suis sur ce chapitre, il faut
que je vous raconte encore ma surprise et mon inquiétude,
lorsqu’arriva la tonne de marchandises, une toute petite tonne, et
que je m’écriai dans mon âme :
    – Nous avons nos quatre cent cinquante
livres là-dedans !… ! O Dieu, ça n’a l’air de rien du
tout… nous sommes volés !
    Et à mesure qu’on vidait la tonne sur le
comptoir, voyant ce peu de poivre, ce peu de café, je me
disais :
    « Jamais nous ne rentrerons dans notre
argent… ça n’est pas possible !
    Le pire, c’est que tout au fond était la
facture, mais la facture presque doublée, car bien des choses que
nous n’avions pas demandées, comme du gingembre, de la muscade, s’y
trouvaient, et nous restions redevoir à Simonis plus de trois cents
livres.
    Alors une sorte d’indignation me prit ;
j’aurais tout renvoyé, si Marguerite ne m’avait pas répété cent
fois que tout se vendrait très bien ; que ces gens ne
voulaient pas nous ruiner, mais au contraire nous rendre
service.
    Il avait encore fallu, dans ces trois jours,
acheter deux balances, et faire mettre trois rangées de tiroirs
pour nos épices, de sorte que nous devions au menuisier, au
serrurier, à tout le monde. Si durant ces premières semaines les
cheveux ne me sont pas tombés de la tête, c’est qu’ils étaient
solidement plantés. Et, sans ma confiance extraordinaire dans
Marguerite, sans mon amour, et l’assurance que maître Jean vint
nous donner lui-même, qu’il nous aiderait si nous étions
embarrassés, sans tout cela je me serais sauvé de la maison, car
l’usurier, la faillite et la honte étaient en quelque sorte peints
devant mes yeux. Je n’en dormais pas ! Plus tard j’ai su que
mon pauvre père en avait aussi vu de grises alors, parce que ma
mère s’apercevant qu’il était tout inquiet, avait deviné quelque
chose, et lui

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