Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
moindre petit effort paraissait au-dessus
des forces humaines. On n’avait encore de la force que pour écraser
les patriotes qui réclamaient la constitution de 93 ; ceux-là,
tout le monde les accablait ; on aurait dit qu’ils étaient
plus criminels que les traîtres en train de vendre le pays.
Ainsi se passa cet hiver.
Les ennemis qui menaçaient l’Alsace et la
Lorraine n’entreprirent rien de sérieux, pensant que la réaction
marchait assez vite à l’intérieur, et qu’ils pourraient aller à
Paris sans faire campagne.
Vers la fin du mois de mars, Sôme,
complètement rétabli, nous quitta pour rejoindre son bataillon à
l’armée du Rhin, dont Moreau venait de prendre le
commandement ; et environ six semaines après, je reçus une
lettre de Marescot, qui se trouvait alors, avec Lisbeth, à la
13 e demi-brigade provisoire, formée le 13 ventôse des
1 er et 3 e bataillons de volontaires des côtes
maritimes. Il m’écrivait de Cherasco, en Italie, en avril 1796.
Chapitre 8
C’était au printemps de l’an IV, le bruit de
grandes victoires en Italie commençait à se répandre ; mais on
s’inquiétait beaucoup plus chez nous des armées de Sambre-et-Meuse
et Rhin-et-Moselle, sur le point d’entrer en campagne, que des
affaires d’Italie. Qu’est-ce que faisait à la république de savoir
soixante et même quatre-vingt mille Autrichiens de l’autre côté des
Alpes, puisque, avec vingt mille hommes postés dans la montagne,
nous les empêchions d’entrer en France ? Nous devions en être
contents ; pour garder ce pays, ils perdaient un bon tiers de
leurs forces. Au contraire, en allant les attaquer, nous étions
tenus d’y mettre autant de monde qu’eux, de dégarnir les côtes de
Brest, de Cherbourg, les frontières des Pyrénées, celles même du
nord et de l’est, ce qu’il a bien fallu faire plus tard. Une seule
grande bataille perdue sur le Rhin culbutait la république ;
les hommes de bon sens le voyaient ; malgré cela, ces
victoires coup sur coup étonnaient le monde.
C’est en lisant la lettre de Marescot que
notre étonnement redoubla, car mon beau-frère, comme tous les gens
de son pays, n’avait ni règle ni mesure ; il avait écrit en
tête la proclamation de Bonaparte :
« Soldats, vous êtes mal nourris et
presque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup et ne peut
rien pour vous. Je vais vous conduire dans les plus fertiles
plaines du monde ; vous y trouverez honneur, gloire,
richesse ;
soldats, manqueriez-vous de
courage ? »
Après cela le gueux se mettait à chanter
victoire sur victoire, à Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi. Je
croyais l’entendre ; il ne parlait pas, il criait, il dansait
comme à la naissance de Cassius ; la fusillade, l’incendie,
rien ne lui faisait : happer ! happer ! voilà son
affaire. Et de temps en temps il s’arrêtait pour dire qu’il
n’existait qu’un général sur terre : le général
Bonaparte ! que tous les autres n’étaient que des mazettes
auprès de lui : Kléber, Marceau, Hoche, Jourdan ; que
tous ne lui montaient pas à la hauteur du talon. Il ne
reconnaissait plus, après Bonaparte, que Masséna, Laharpe, Augereau
et quelques autres de l’armée d’Italie. Ensuite il recommençait, en
mêlant à ces choses les bonnes prises qu’il avait déjà faites, la
satisfaction de Lisbeth, la bonne mine de Cassius ; en faisant
sonner comme des cymbales tous ces noms nouveaux de la Bormida, de
Cherasco, de Ceva, etc., qu’on n’avait jamais entendus.
Toute ma vie je me rappellerai la figure du
père Chauvel, en lisant cette lettre à notre petit bureau, dans la
bibliothèque. Il serrait les lèvres, il fronçait les sourcils, et
puis un instant devenait rêveur et regardait devant lui. Les
proclamations de Bonaparte surtout l’arrêtaient ; il les
relisait presque haut. Quand Marescot s’écria que Bonaparte était
un petit homme, de deux pouces plus grand que Kléber avec ses six
pieds, Chauvel sourit et dit tout bas :
– Il ne compte pas la hauteur du cœur,
ton beau-frère ; le cœur tient aussi la place et contribue à
la taille. Je l’ai vu, Bonaparte, nous nous connaissons !
Marescot finit cette grande lettre en disant
que, de l’endroit où campait son bataillon, il voyait toute la
Lombardie, avec ses rizières, ses fleuves, ses villes, ses
villages, et, dans le fond, à plus de cent lieues, les cimes des
Alpes toutes blanches ! Il dit que tout était à eux,
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