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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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qu’ils
allaient tout envahir ; que l’Être suprême avait tout fait
pour les braves ; il m’engageait à revenir, me prévenant que
l’avancement marcherait vite ; que les rations ne seraient
plus en retard, ni la paye, ni rien ; enfin l’avidité des
rapineurs !
    Lisbeth, qui ne savait ni A ni B, s’était sans
doute fait lire cette lettre, car elle avait mis au bas cinq ou six
croix, comme pour signifier : « C’est vrai !… voilà
ce que je pense. Vive la joie, les batailles, l’avancement !
il faut que nous ayons tout, que nous agrafions tout et que je
devienne princesse. »
    Cette lettre fut cause d’un grand mouvement
dans le pays ; je l’avais prêtée à maître Jean ; maître
Jean la prêta le lendemain à d’autres ; elle allait partout,
et partout on disait :
    – Bonaparte est un jacobin, un ancien ami
de Robespierre ; il a mitraillé les royalistes en
vendémiaire ; il va remettre les droits de l’homme au
pinacle.
    Chaque jour nous entendions répéter les mêmes
choses.
    Notre ancien club de la place d’armes s’était
rouvert après thermidor, et depuis quelques mois les vieilles
bourriques attachées au ci-devant cardinal de Rohan, à l’ancienne
gabelle, à la perception des dîmes, faisaient là leurs motions pour
le rappel des émigrés, pour les indemnités dues aux couvents, et
d’autres choses pareilles. Pas un homme de bon sens n’allait les
entendre, ils étaient forcés de prêcher pour eux seuls, ce qui les
ennuyait beaucoup.
    Mais quelques jours après la lettre de
Marescot, un vendredi, les patriotes arrivés au marché de grains et
de légumes envahirent le club. Élof Collin avait écrit un long
discours ; maître Jean Leroux voulait faire signer une adresse
à l’armée d’Italie, et voter des remercîments à son général en chef
le citoyen Bonaparte. Et tout à coup le père Chauvel mit sa
carmagnole, il prit sa casquette et sortit vers onze heures,
pendant la vente. Nous ne savions ce qu’il était devenu, quand nous
entendîmes une grande rumeur sur la place ; je regardai de
notre porte : Chauvel revenait, suivi d’une foule de
canailles, qui l’accablaient d’injures, qui le bousculaient, et
l’auraient même frappé, s’il n’était pas entré dans le corps de
garde, sous la voûte de la mairie.
    Naturellement, je courus à son secours ;
il était pâle comme un mort et frémissait, criant d’une voix de
commandement à l’officier de garde :
    – Écartez ces misérables !… ces
lâches qui se jettent sur un vieillard !… Je me place sous
votre protection.
    Plusieurs hommes du poste sortirent à sa
rencontre. J’étais indigné de ne voir ni maître Jean, ni Raphaël
Manque, ni Collin, ni personne autour de lui pour le défendre. Il
venait de prononcer un discours furieux contre cette espèce de
patriotes sans principes, qui se mettent toujours du côté de la
force, qui crient victoire avec les vainqueurs, et se jettent sous
les pieds tantôt d’un Lafayette, tantôt d’un Dumouriez, tantôt d’un
Bonaparte, pour avoir part au gâteau !… contre ces espèces
d’êtres qui n’ont pas de conviction et placent leur intérêt, leur
égoïsme au-dessus de la justice et du droit.
    Il avait attaqué la proclamation de Bonaparte,
que tout le monde trouvait sublime, disant que Schinderhannes n’en
aurait pas fait d’autre à ses bandits ; qu’il leur aurait
dit : « Vous aimez le bon vin, les beaux habits, les
jolies filles ; personne ne veut vous faire crédit, la caisse
est vide ; eh bien, venez, je connais une bonne ferme en
Alsace, où les gens ont travaillé, économisé depuis cent ans de
père en fils ; nous allons tomber dessus et la piller !
Est-ce que vous manqueriez de courage ? »
    Alors la fureur avait tellement éclaté contre
lui, que le gros Schlachter, le bûcheron de Saint-Witt, avait été
le prendre au collet dans la chaire, et que, sans la force de
Chauvel, qui malgré sa petite taille avait des bras de fer, il
l’aurait précipité sur le pavé. Schlachter avait trouvé son
homme ; mais Chauvel, voyant que pas un ami ne venait le
soutenir, était descendu tout déchiré. C’est au milieu des coups de
poing, des bousculades et des insultes qu’il avait gagné la porte
et traversé la place. Je me souviens que, du haut des marches de la
mairie, ses cheveux gris arrachés et l’une de ses joues couverte de
sang, il se retourna, criant d’une voix terrible aux femmes qui

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