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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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pensait, Michel, son plan était à faire sur le
terrain ; il se demandait : « Est-ce que cette
affaire peut m’être utile ? » et se répondait :
« C’est fameux !… La guerre est entre les royalistes et
les jacobins ; je me moque autant des uns que des autres. Les
royalistes constitutionnels ont derrière eux les bourgeois, les
jacobins ont derrière eux le peuple. Mais comme les bourgeois de
Paris font une fausse manœuvre, en se soulevant contre l’acte
additionnel et la réélection des deux tiers, acceptés par la
province ; comme ils forcent la majorité de se retirer, ou de
les remettre à la raison, dans tous les cas, je n’ai rien à perdre
et tout à gagner. Je vais armer les jacobins des faubourgs, qui me
regarderont comme un des leurs, et j’aurai suivi les ordres de la
majorité, en mitraillant les révoltés. Barras, un imbécile auquel
je laisserai toute la gloire, demandera pour moi quelque bon poste,
un commandement supérieur, et je lui grimperai sur le
dos. »
    « Voilà, Michel, j’en suis sûr, ce qu’il
se disait, car pour le reste il n’avait pas besoin de
réfléchir ; il n’attendit même pas la fin des vingt minutes,
et vint déclarer brusquement qu’il acceptait. Une heure après, tous
les ordres était partis. Pendant la nuit, les canons arrivèrent,
les sections furent armées ; le lendemain à quatre heures les
canons se trouvaient en position, les mèches allumées ; à cinq
heures l’affaire s’engageait ; à neuf, tout était fini.
Bonaparte obtint aussitôt sa récompense : il passa général de
division, et Barras, nommé depuis directeur, lui fit épouser une de
ses amies, Joséphine Beauharnais, et lui donna le commandement de
l’armée d’Italie. Bonaparte est beaucoup trop fin et trop ambitieux
pour se déclarer contre le peuple avec les constitutionnels. Nos
autres généraux manquent de nerf, ils veulent tout ménager ;
on ne sait ce qu’ils sont ; ils obéissent. Lui se déclare
jacobin et fait ses traités tout seul ; il envoie de l’argent,
des drapeaux et des tableaux à Paris.
    » Je ne connais pas d’être plus
dangereux ; s’il continue de remporter des victoires, tout le
peuple sera de son côté. Les bourgeois égoïstes, au lieu de marcher
à la tête de notre révolution, seront à la queue ; le peuple,
qu’ils ont dépouillé de son droit de vote, et qu’ils veulent
gouverner avec un roi constitutionnel, les regardera comme ses
premiers ennemis ; il aimera mieux se faire soldat de
Bonaparte, que valet de quelques rusés compères, qui s’efforcent
d’escamoter ses droits l’un après l’autre, et veulent qu’un grand
peuple ait bousculé l’Europe, pour assurer les jouissances d’une
poignée d’intrigants. Nous en sommes là ! C’est à choisir
entre la ruse et la force : le peuple est las des filous. Si
les constitutionnels ne le voient pas, s’ils persistent dans leurs
bons tours, Bonaparte ou bien tout autre général n’aura qu’à
garantir les biens nationaux, à demander compte des droits de
l’homme, à crier qu’il réclame au nom du peuple, et tous ces malins
seront balayés. Une seule chose peut résister à la force, c’est la
justice ; mais pour que le peuple veuille la justice, il faut
que les autres commencent à lui rendre tous ses droits ; nous
allons voir s’ils auront ce bon sens. »
    Ainsi parlait le père Chauvel.
    Mais il faut que je vous avoue une chose, dont
je me suis bien repenti plus tard, et que j’aimerais mieux laisser
de côté, si je ne vous avais promis toute la vérité : c’est
qu’après avoir tant souffert dans ma jeunesse, après avoir mendié
sur la grande route, gardé les vaches de maître Jean, après avoir
traîné la misère de toutes les façons, je me trouvais bien heureux
de vivre comme un bourgeois, et que tout ce qui pouvait troubler
mes affaires m’indignait. Oui, c’est la triste vérité ! Des
pains de sucre pendus au plafond de notre boutique, des tiroirs
garnis de sel, de poivre, de café, de cannelle, des gros sous et
quelque pièces blanches dans le comptoir, pour un pauvre diable
comme moi, c’était extraordinaire ; je n’avais jamais rien
espéré de pareil ; et d’être assis le soir à ma table, de
regarder Marguerite, de tenir mon petit Jean-Pierre, qui m’appelait
« papa », ses grosses lèvres humides sur ma joue, cela
m’attendrissait ; j’avais peur de voir déranger cette bonne
vie ; et rien que d’entendre

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