Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
les bourgeois auraient été armés, et les ouvriers et les
paysans sans armes ! C’était le plus beau de leur plan ;
par ce moyen, Louis XVIII, les princes, les émigrés, les évêques,
auraient pu rentrer sans danger, et reprendre sans résistance leurs
biens, leurs dignités, tout ce que la révolution avait gagné.
Pour détourner l’attention du peuple de ces abominations, leurs
journaux ne parlaient plus que du procès de Babœuf, devant la haute
cour de Vendôme, comme ces larrons sur la foire, dont l’un vous
montre les curiosités, pendant que l’autre vous retourne les
poches.
Mais ni ce procès, ni la campagne d’Italie, le passage du
Tagliamento, la prise de Gradiska, les affaires de Newmarck et de
Clausen, la bataille de Tarvis, l’invasion de l’Istrie, de la
Carniole, de la Carinthie, le soulèvement de Venise sur nos
derrières, les préliminaires de Léoben et la destruction de la
république Vénitienne, cédée à l’Autriche par Bonaparte ; le
passage du Rhin par Hoche, à Neuwied, la victoire de Heddersdorf,
et la retraite des Autrichiens sur la Nidda ; le passage du
fleuve par Moreau, sous le feu de l’ennemi, la reprise du fort de
Kehl, et la suspension d’armes générale à la nouvelle des
préliminaires de paix, rien ne pouvait empêcher les patriotes de
voir que les royalistes des conseils nous trahissaient ;
qu’ils avaient attiré les bourgeois dans leur parti, et que la
nation ne pourrait s’en débarrasser que par une dernière
bataille.
Ces gens avaient en quelque sorte levé toutes les écluses ;
la boue du dehors nous envahissait sans résistance ; l’Alsace
et la Lorraine fourmillaient d’émigrés. Les trois quarts de la
ville s’étaient convertis, comme on disait, « à
l’ordre ! » On faisait des vœux à la chapelle de la
Bonne-Fontaine pour le retour des pauvres exilés ; nos anciens
curés disaient leur messe ; les vieilles couraient matin et
soir chez Joseph Petitjean, l’ancien chantre au lutrin, pour
entendre les prédications d’un proscrit ; les autorités le
savaient, personne ne réclamait. Enfin nous étions
vendus !
Quelquefois Chauvel disait tristement le soir, en faisant nos
cornets :
– Quelle pitié de voir un général comme Bonaparte, qui hier
encore n’était rien, menacer les représentants de la nation, et ces
représentants, nommés pour défendre la république, la détruire de
leurs propres mains ! Faut-il que nous soyons tombés
bas ! Et le peuple approuve ces scandales ; lui qui
n’aurait qu’à tousser pour renverser cette masse d’intrigants, dont
les uns l’attaquent et dont les autres le protègent !
Ensuite il ajoutait :
– Le peuple me produit maintenant l’effet de ce nègre, qui
riait et se réjouissait en voyant deux Américains se battre ;
il criait : « Ah ! le beau coup ! C’est
bien ! c’est magnifique ! » Quelqu’un lui dit :
« Tu ris, mais sais-tu pourquoi ces deux hommes se
battent ? C’est pour savoir lequel des deux t’emmènera la
corde au cou, te vendra, toi, ta femme et tes enfants ; te
fera travailler, bâtir des prisons, pour t’y mettre, élever des
forts pour te mitrailler, et te pèlera le dos à coups de trique si
tu bouges ! » Ce nègre alors perdit l’envie de rire, mais
le peuple français rit toujours ; il aime les batailles et ne
s’inquiète plus du reste.
Chaque fois que Chauvel parlait de ces choses, je criais en
moi-même :
« Que voulez-vous que j’y fasse ? »
La satisfaction de gagner de vingt à trente livres par jour,
d’avoir du vin, de l’eau-de-vie dans ma cave, des sacs de riz, de
café, de poivre au magasin, m’avait en quelque sorte tourné la
tête ; et des milliers d’autres étaient comme moi : les
petits bourgeois voulaient grossir à tout prix ! Je puis bien
le dire, nous l’avons payé assez cher.
Pourtant l’amour des droits de l’homme et du citoyen reprit le
dessus dans mon cœur en ce temps, d’une façon extraordinaire, et je
reconnus que Chauvel avait raison de nous prévenir d’être sur nos
gardes.
Les gazettes parlaient beaucoup alors d’un nommé Franconi,
maître de voltige, qui réjouissait les citoyens de Paris, par ses
exercices à cheval. C’était, après le procès de Babœuf, les
campagnes de Bonaparte, de Hoche et de Moreau, le fond de toutes
les gazettes. Et voilà qu’en thermidor, pendant la foire de
Phalsbourg, ce Franconi, qui s’était mis en route par la Champagne
et
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