Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
que je serais pendu, qu’on nous balayerait comme du
fumier, enfin qu’est-ce que je sais encore ? Elle se penchait
sur le comptoir, en m’allongeant le poing sous le nez ; moi je
la regardais avec calme, sans rien répondre, mais les étrangers lui
disaient :
– Taisez-vous ! taisez-vous !… Ce que vous faites
est abominable… Cet homme ne vous dit rien… Vous devriez rougir…
Vous êtes une mauvaise mère !
Et comme sa colère augmentait, elle se mit à taper sur eux. Ces
gens naturellement la bousculèrent. Je courus la défendre, ce qui
l’indigna encore plus :
– Va-t-en, Judas, va-t’en ! criait-elle, je n’ai pas
besoin de toi ; laisse-moi battre ! Va me dénoncer comme
ton frère Nicolas !
Sa voix s’étendait jusque sur la place, le monde s’assemblait,
et tout à coup la garde arriva. En voyant les grands chapeaux et
les fusils dehors, elle perdit la parole. Je sortis prier le chef
du piquet de ne pas emmener cette pauvre vieille, à moitié folle,
mais il ne voulait rien entendre, et Chauvel n’eut que le temps de
la faire sortir par notre petite porte de derrière, sur la rue des
Capucins. Le chef du piquet voulait absolument arrêter
quelqu’un ; il fallut parlementer un quart d’heure, et
finalement verser une bonne goutte à ses hommes, sur le
comptoir.
Quel malheur d’avoir des parents sans réflexion ni bon
sens ! on a beau dire que chacun n’est responsable que de sa
propre conduite, on aimerait mieux aller soi-même en prison, que
d’y voir conduire sa mère, quand elle l’aurait cent fois mérité.
Oui, c’est une véritable misère ; heureusement ma femme, mon
beau-père, ni personne autre de la famille ne me reparla plus de
cela. J’étais bien assez à plaindre ; et d’ailleurs, quand on
ne peut changer les choses, il vaut mieux les oublier.
C’était la première visite de ma mère, ce fut aussi la
dernière ; grâce à Dieu, je n’aurai plus besoin de revenir sur
ce chapitre.
Tout cela vous montre où les royalistes croyaient en être, mais
ils devaient avoir aussi leur surprise désagréable ; notre
tour de rire allait revenir.
De toutes les mesures des Cinq-Cents et des Anciens depuis les
nouvelles élections, Chauvel n’approuvait que leur blâme contre le
Directoire, pour avoir fait la paix et la guerre sans s’inquiéter
de la représentation nationale ; et quand Bonaparte, furieux
de ce blâme qui retombait sur lui, écrivit à Paris :
« Qu’après avoir conclu cinq paix et donné le dernier coup de
massue à la coalition, il se croyait bien le droit de s’attendre,
sinon à des triomphes civiques, au moins à vivre tranquille ;
que sa réputation appartenait à la patrie ; qu’il ne pouvait
supporter cette espèce d’opprobre dont cherchaient à le couvrir des
agents soldés par l’Angleterre ; qu’il les avertissait que le
temps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaient
guillotiner des soldats était passé, et que l’armée d’Italie
pouvait être bientôt à la barrière de Clichy, avec son
général » ; en lisant cela dans
la Sentinelle,
le père Chauvel mit un trait rouge autour de l’article, et l’envoya
chez plus de vingt patriotes, en écrivant au-dessous :
« Eh bien ! qu’en pensez-vous ? »
Tous les vieux amis vinrent à la maison, et l’on délibéra dans
notre petite bibliothèque sur cette question :
« Lequel vaudrait le mieux : d’aller à Cayenne, si les
Cinq-Cents, commandés par leur président Pichegru, rétablissent le
roi, les nobles et les évêques ; ou d’être sauvés de ce
malheur par Bonaparte et ses quatre-vingt mille soldats, qui ne
plaisantent pas sur l’article de la discipline ? »
C’était difficile à décider.
Chauvel dit alors que, d’après son idée, il ne restait qu’un
seul moyen de sauver la république ; que si les bourgeois des
deux conseils, éclairés par cette lettre, revenaient à la justice,
s’ils se déclaraient contre les royalistes et faisaient appel au
peuple pour rétablir la liberté ; que dans ce cas le peuple,
ayant des chefs, marcherait ; que le Directoire serait forcé
de rendre des comptes et les généraux de baisser le ton. Mais que
si les bourgeois continuaient à vouloir confisquer la révolution,
le peuple n’ayant plus que le choix entre Louis XVIII et un général
victorieux, le général avait mille chances contre une de rester le
maître et d’avoir le peuple de son côté.
Tous ceux qui se
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