Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
voix claire
s’étendait au loin, malgré le grand murmure de la foule et le bruit
de l’eau tombant de l’écluse du moulin ; il criait :
– Citoyens, la nation c’est nous !
Nous sommes les seuls vrais souverains, nous, les bûcherons, les
paysans, les ouvriers et artisans de toute sorte ; nous sommes
le peuple, et c’est pour le peuple qu’on doit gouverner, parce que
c’est lui qui nomme, c’est lui qui travaille, c’est lui qui paye,
c’est lui qui fait vivre tous les autres. Si la race des fainéants
et des intrigants, après avoir appelé l’Autrichien, le Prussien et
l’Anglais à son secours, après avoir été battue cent fois dans les
rangs de nos ennemis, parvient maintenant à se faire nommer nos
représentants, ce sera comme si nous n’avions rien fait : nos
directeurs, nos généraux, nos juges, nos administrateurs, tous
seront des traîtres, parce que des traîtres les auront nommés, non
pour nous, mais contre nous ; non pour notre bien, mais pour
nous voler, pour nous gruger, pour nous imposer et nous remettre en
servitude. Prenez-y garde ! ceux que vous allez nommer
représentants seront vos maîtres. Ainsi, que chacun pense à sa
femme et à ses enfants. C’est déjà bien malheureux qu’un grand
nombre d’entre vous aient perdu le vote, par le cens ; les
anciennes élections en sont cause. L’ennemi marche en dessous,
lentement, prudemment ; soyez donc méfiants et ne choisissez
que des gens de bien, connus pour ne vouloir que votre intérêt.
Chauvel continua longtemps de la sorte, des
murmures de satisfaction l’interrompaient à chaque minute.
M. le curé Christophe et plusieurs autres
parlèrent ensuite et, vers neuf heures, la gendarmerie étant
arrivée, sans aucune sommation on se dispersa : hommes,
femmes, enfants, par bandes, remontèrent les uns du côté de
Garrebourg, les autres du côté de Chèvrehoff et du Harberg. C’est
une des dernières grandes réunions électorales que j’ai vues. En
m’en retournant, je rencontrai Chauvel, qui ne pensait déjà plus à
notre dispute et me dit tout joyeux :
– Tu vois, Michel, que ça marche. Pourvu
que mes vieux camarades de la Convention fassent comme moi, chacun
dans son pays, nous aurons une nouvelle majorité. Notre Directoire
n’est pas si mauvais, il faut le relever, lui donner du nerf, il
faut qu’on le craigne comme autrefois le Comité de salut
public ; et cela ne peut arriver que si le peuple se montre
franchement républicain dans les nouvelles élections. D’où viennent
ces désordres, ces brigandages, ces filouteries, ce découragement
du peuple et cette insolence des réactionnaires ? Tout cela
vient des mauvaises élections de l’an III. Quand le peuple n’a plus
le droit de nommer ses représentants ; quand les contributions
directes passent avant l’homme et lui donnent seules le droit de
voter, alors les intrigants se mettent à la place de la
nation ; ils arrangent tout dans leur intérêt
particulier ; ils se vendent pour avoir des places, de
l’argent, des honneurs et vendent la patrie avec eux.
C’est ce que nous devions à ces fameux
girondins qu’on plaignait tant quand ils étaient en fuite, à ces
Lanjuinais, Pastoret, Portalis, Boissy-d’Anglas,
Barbé-Marbois ; à ce Job Aymé, qui dans le temps avait essayé
de soulever le Dauphiné ; à ces de Vaublanc, de Mersan et de
Lemerer, reconnus depuis comme agents secrets de Louis XVIII. Ces
gens se servaient de la république pour écraser les derniers
républicains ; ils profitaient de la conspiration d’un fou
comme Babœuf, qui voulait partager les terres, pour exterminer
encore des centaines de patriotes, en soutenant qu’ils étaient de
la bande. Mais ils laissaient conspirer ouvertement les royalistes
Brottier, Duverne et Lavilleurnois ; ils laissaient les
assassins du Midi continuer leurs crimes, les émigrés rentrer
librement, les évêques former des associations dans le genre des
jacobins, en vue de bousculer la nation et de proclamer un roi. Ces
gens refusaient au Directoire tout moyen de se soutenir, enfin que
voulez-vous ? les traîtres étaient à la tête du pays et
forçaient les républicains eux-mêmes à tourner les yeux vers les
armées pour chercher un général capable de mettre les royalistes à
la raison. Voilà le malheur ! Depuis le premier jour jusqu’au
dernier, jamais ces gens n’ont lâché prise : tantôt par la
force, tantôt par la ruse, et le plus souvent par la
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