Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
s’en
laissant dominer, etc., etc.
Montgaillard s’étend pendant trois grandes pages sur la
bassesse, la lâcheté et la bêtise des amis du prince, ensuite il
continue :
« Il fallut neuf heures de travail, assis sur son lit, à
côté de lui, pour lui faire écrire au général Pichegru une lettre
de neuf lignes. Tantôt il ne voulait pas qu’elle fût de sa main,
puis il ne voulait pas la dater ; puis il refusait d’y mettre
ses armes ; ensuite il combattit pour éviter d’y placer son
cachet. Il se rendit à tout enfin, et lui écrivit qu’il devait
ajouter pleine confiance aux lettres que le comte de Montgaillard
lui avait écrites en son nom et de sa part. Cela fait, autre
difficulté : le prince voulait réclamer sa lettre. Il fallut
lui persuader que c’était en ne la réclamant pas, qu’elle lui
serait rendue, après avoir produit tout l’effet qu’il en devait
attendre ; il se rendit avec peine.
» Enfin, à la pointe du jour, je repartis pour Bâle, d’où
je dépêchai Fauche à Altkirch, au général Pichegru. Le général, en
ouvrant la lettre de huit lignes du prince, en reconnaissant le
caractère et la signature, la lut et aussitôt la remit à Fauche en
disant : « J’ai vu la signature et cela me suffit. La
parole du prince est un gage dont tout Français doit se contenter.
Rapportez-lui sa lettre. » Alors il fut question de ce que
voulait le prince. Fauche expliqua qu’il désirait : 1° que
Pichegru proclamât le roi dans son armée et arborât le drapeau
blanc ; 2° qu’il livrât Huningue au prince. – Pichegru s’y
refusa. « Je ne fais rien d’incomplet, dit-il ; je ne
veux pas être le troisième tome de Lafayette et de Dumouriez ;
je connais mes moyens, ils sont aussi sûrs que vastes ; ils
ont leurs racines non seulement dans mon armée, mais à Paris, dans
la Convention, dans les départements, dans les armées de ceux des
généraux, mes collègues, qui pensent comme moi. Je ne veux rien
faire de partiel ; il faut en finir, la France ne peut exister
en république, il lui faut un roi, il faut Louis XVIII. Mais il ne
faut commencer la contre-révolution que lorsqu’on sera sûr de
l’opérer sûrement et promptement. Voilà quelle est ma devise. Le
plan du prince ne mène à rien, il serait chassé de Huningue en
quatre jours, et je me perdrais en quinze. Mon armée est composée
de braves gens et de coquins. Il faut séparer les uns des autres,
et aider tellement les premiers par une grande démarche, qu’ils
n’aient plus la possibilité de reculer et ne voient plus leur salut
que dans le succès. Pour y parvenir, j’offre de passer le Rhin, où
l’on me désignera, le jour et l’heure fixés, et avec la quantité de
soldats de toutes les armes que l’on voudra. Avant, je placerai
dans les places fortes des officiers sûrs et pensant comme moi.
J’éloignerai les coquins et les placerai dans des lieux où ils ne
puissent nuire, et où leur position sera telle qu’ils ne pourront
se réunir. Cela fait, dès que je serai de l’autre côté du Rhin, je
proclame le roi, j’arbore le drapeau blanc ; le corps de Condé
et l’armée de l’Empereur s’unissent à nous ; je repasse le
Rhin et rentre en France. Les places fortes sont livrées, et
gardées au nom du roi par les troupes impériales. Réuni à l’armée
de Condé, je marche sur-le-champ en avant ; tous nos moyens se
déploient alors ; nous marchons sur Paris, et nous y serons en
quinze jours. Mais il faut que vous sachiez que, pour le soldat
français, la royauté est au fond du gosier. Il faut, en criant
« Vive le roi ! » lui donner du vin et un écu dans
la main. Il faut que rien ne lui manque en ce premier moment. Il
faut solder mon armée jusqu’à sa quatrième ou sa cinquième marche
sur le territoire français. Allez, rapportez tout cela au prince,
écrit de ma main, et donnez-moi ses réponses. »
Je m’arrête, en voilà bien assez sur ce traître. On voit que mon
pauvre vieux camarade Sôme s’était trouvé par malheur avec notre
batterie, dans le nombre de ceux que Pichegru appelait des coquins
et qu’il voulait mettre dans une position à ne pouvoir se réunir.
Dix mille avaient péri !… Quelle mine Sôme devait faire, et
comme il devait grincer des dents en lisant l’explication de cette
scélératesse ! je me le représentais l’affiche à la main, et
je me sentais froid ; il s’était bien douté de la trahison, le
pauvre diable, en
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