Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
« Expliquez-vous. Que me veut Mgr le prince de
Condé ? » Fauche, embarrassé, et à qui les expressions ne
venaient plus en ce moment, babutie, hésite :
« Rassurez-vous, lui dit Pichegru, je pense comme M. le
Prince de Condé, que veut-il de moi ? » Fauche,
encouragé, lui dit alors : « M. le prince de Condé
désire se confier à vous ; il compte sur vous ; il veut
s’unir à vous. – Ce sont là des choses vagues et inutiles, dit
Pichegru, cela ne veut rien dire. Retournez demander des
instructions écrites, et revenez dans trois jours à mon quartier
général d’Altkirch ; vous me trouverez seul, à six heures
précises du soir. » Aussitôt Fauche part, arrive à Bâle, court
chez moi et transporté d’aise, me rend compte de tout. Je passai la
nuit à rédiger une lettre au général Pichegru. M. le prince de
Condé, muni de tous les pouvoirs de Louis XVIII, excepté celui
d’accorder des cordons bleus, m’avait, par écrit de sa main, revêtu
de tous ses pouvoirs, à l’effet d’entamer une négociation avec le
général Pichegru. Ce fut en conséquence que j’écrivis au général.
Je lui dis d’abord tout ce qui pouvait réveiller en lui le
sentiment du véritable orgueil, qui est l’instinct des grandes
âmes, et après lui avoir fait voir tout le bien qu’il pouvait
faire, je lui parlai de la reconnaissance du roi, pour le bien
qu’il ferait à sa patrie, en y rétablissant la royauté. Je lui dis
que Sa Majesté voulait le créer maréchal de France, gouverneur
d’Alsace, nul ne pouvant mieux la gouverner que celui qui l’avait
si vaillamment défendue ; qu’on lui accorderait le cordon
rouge, le château de Chambord, avec son parc et douze pièces de
canon enlevées aux Autrichiens, un million d’argent comptant, deux
cent mille livres de rente, un hôtel à Paris ; la ville
d’Arbois, patrie du général, porterait le nom de Pichegru et serait
exempte de tout impôt pendant quinze ans ; la pension de deux
cent mille livres, réversible par moitié à sa femme, et cinquante
mille livres à ses enfants à perpétuité jusqu’à extinction de sa
race.
» Telles furent les offres faites, au nom du roi, au
général Pichegru.
» Pour son armée, je lui offris, au nom du roi, la
confirmation de tous ses officiers dans leurs grades, un avancement
pour tous ceux qu’il recommanderait, pour tout commandant de place
qui livrerait sa place, et une exemption d’impôts pour toute ville
qui ouvrirait ses portes. Quant au peuple de tout état, amnistie
entière et sans réserve.
» J’ajoutai que M. le prince de Condé désirait qu’il
proclamât le roi dans ses camps, lui livrât la ville de Huningue et
se réunît à lui pour marcher sur Paris.
» Pichegru après avoir lu toute cette lettre avec la plus
grande attention, dit à Fauche : « C’est fort bien !
mais qui est ce M. de Montgaillard, qui se dit ainsi
autorisé ? Je ne le connais, ni lui, ni sa signature. Est-ce
l’auteur ? – Oui, lui dit Fauche. – Mais, dit Pichegru, je
désire, avant toute autre ouverture de ma part, être assuré que
M. le prince de Condé, dont je me rappelle très bien
l’écriture, ait approuvé tout ce qui m’a été écrit en son nom par
M. de Montgaillard. Retournez tout de suite auprès de
M. de Montgaillard, et qu’il instruise M. le prince
de Condé de ma réponse. »
Aussitôt Fauche partit, il laissa M. Courant près de
Pichegru, et revint auprès de moi. Arrivé à Bâle à neuf heures du
soir, il me rend compte de sa mission. À l’instant je vais à
Mulheim, quartier général du prince de Condé, et j’y arrive à
minuit et demi ; le prince était couché, je le fais
éveiller ; il me fait asseoir tout à côté de lui, sur son lit,
et ce fut alors que commença notre conférence. Il s’agissait
seulement, après avoir instruit le prince de Condé de l’état des
choses, de l’engager à écrire au général Pichegru, pour lui
confirmer la vérité de tout ce qui avait été dit en son nom. Cette
négociation, si simple dans son objet, si nécessaire, si peu
susceptible d’obstacles, dura néanmoins toute la nuit. M. le
prince, aussi brave qu’il est possible de l’être, digne fils du
grand Condé par son imperturbable intrépidité, sur tout le reste
est le plus petit des hommes. Sans moyens comme sans caractère,
environné des hommes les plus médiocres, les plus vils,
quelques-uns les plus pervers, les connaissant bien et
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