Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
rassemblés à l’École de médecine et à l’Odéon,
avaient jugé eux-mêmes leurs confrères et les avaient condamnés, au
nombre de cinquante-trois, à la déportation, ainsi que les
rédacteurs, propriétaires et compositeurs d’une quantité de
journaux réactionnaires, qui tous pêle-mêle étaient maintenant en
route pour Cayenne, sur les bâtiments de l’État.
Parmi les déportés se trouvaient Boissy-d’Anglas, Pichegru,
Barbé-Marbois, Aubry et plusieurs autres déjà connus par les
papiers saisis chez Lemaître, ce qui réjouit tous les
patriotes.
Je fus bien content de savoir que le citoyen Carnot s’était
échappé. Quant aux autres, si j’avais eu pitié d’eux, les papiers
affichés de tous côtés m’auraient bientôt consolé. Dans le temps
même où Bernadotte faisait son beau discours aux conseils, le
finaud savait très bien qu’un grand nombre de députés royalistes
trahissaient la nation, puisqu’il était arrivé tout exprès d’Italie
pour remettre au Directoire la preuve de leur conspiration.
Bonaparte en occupant Venise, avait fait arrêter d’abord le consul
d’Angleterre, et le nommé d’Entraigues, un des plus dangereux
agents de Louis XVIII ; et chez ce d’Entraigues on avait saisi
des papiers, écrits en entier de sa main, racontant la manière dont
Pichegru s’était laissé gagner par un comte de Montgaillard, autre
agent royaliste, adroit et rusé comme tous les hommes de cette
espèce. Il disait que le prince de Condé, connaissant les relations
que Montgaillard conservait en France, l’avait fait venir de Bâle,
en Suisse, à Mulheim, au mois d’août 1795, pour lui proposer de
sonder Pichegru, dont le quartier général se trouvait alors à
Altkirch. C’était une commission d’autant plus difficile que le
général avait quatre représentants du peuple autour de lui, chargés
de l’observer et de le ramener à la justice, en cas de besoin.
Malgré cela, Montgaillard, ayant mis cinq à six cents louis dans
sa poche, n’avait pas désespéré de l’entreprise. Il s’était associé
le nommé Fauche-Borel, imprimeur à Neufchâtel, homme fanatique des
Bourbons, plein de zèle et d’enthousiasme, et M. Courant,
Neufchâtelois autrefois au service du grand Frédéric, et capable de
tout faire moyennant finance. Montgaillard leur avait fourni des
instructions particulières, des passeports, des prétextes de voyage
en France, comme étrangers, négociants, acquéreurs de biens
nationaux, etc., et puis, s’en retournant à Bâle, il les avait
envoyés à la grâce de Dieu tenter Pichegru, sur lequel il était
sans doute déjà bien renseigné.
Tout ce que je peux faire de mieux, c’est de vous copier le
reste, car les royalistes n’ont jamais réclamé contre cette pièce,
et puis il est bon de voir comme les traîtres se jugent
eux-mêmes :
« Le 13 août 1795, dit de Montgaillard, Fauche et Courant
partirent pour se rendre au quartier général d’Altkirch ; ils
y restèrent huit jours, voyant le général environné de
représentants et de généraux, sans pouvoir lui parler. Pourtant
Pichegru les remarqua, surtout Fauche ; et, le voyant assidu
sur tous les lieux où il passait, il devina que cet homme avait
quelque chose à lui dire, et dit tout haut devant lui, en
passant : « Je vais me rendre à Huningue. » Aussitôt
Fauche part et s’y rend ; Pichegru y était arrivé avec les
quatre représentants, Fauche trouva le moyen de se présenter sur
son passage, au fond d’un corridor. Pichegru le remarque, le fixe
et quoiqu’il plût à torrents, il dit tout haut : « Je
vais dîner chez Madame Salomon. » Le château est à trois
lieues de Huningue, et cette Madame Salomon est la maîtresse de
Pichegru. Fauche part aussitôt, se rend dans le village, monte au
château après dîner, et demande le général Pichegru. Celui-ci le
reçoit dans un corridor, en prenant du café ; Fauche alors lui
dit que, possesseur d’un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau, il
veut le lui dédier. « Fort bien, dit Pichegru, mais je veux le
lire avant, car ce Rousseau a des principes de liberté qui ne sont
pas les miens, et où je serais très fâché d’attacher mon nom. –
Mais, lui dit Fauche, j’ai autre chose à vous dire. – Et
quoi ? Et de la part de qui ? – De la part de M. le
prince de Condé. – Taisez-vous, et attendez-moi. » Alors il le
conduisit seul dans un cabinet reculé, et là, tête à tête, il lui
dit :
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