Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
recevant son biscaïen dans la hanche, et voyant
tous les amis tomber par tas, sans retraite possible ; oui,
mais il en était sûr maintenant.
Dans notre pays où tant de milliers d’hommes étaient venus
mourir, on frémissait de rage, et l’on trouvait que la déportation
ne suffisait pas pour des brigands pareils ; car ces pièces
venues d’Italie n’étaient pas les seules qu’on affichait. D’autres
touchant la conspiration de Duverne, Brottier et Lavilleurnois,
imprimées par ordre du Directoire, les déclarations de Duverne et
les lettres trouvées dans un fourgon du général autrichien
Klinglin, au dernier passage du Rhin, imprimées et répandues par
milliers, nous apprirent que la conspiration royaliste s’étendait
dans toute la France, et que les principaux conspirateurs étaient
au Corps législatif.
Barras, Rewbell et Lareveillère furent alors considérés comme
les sauveurs de la république. Les déportations, le rétablissement
des lois contre les prêtres et les émigrés, l’exclusion de leurs
parents de toutes les fonctions publiques, la suspension de la
liberté de la presse et de l’organisation de la garde nationale,
toutes ces mesures paraissaient malheureusement justes et
nécessaires ; même la destitution de Moreau, qui n’avait
envoyé les papiers de Klinglin au Directoire que le 22 fructidor.
On le soupçonna d’avoir attendu jusqu’après la bataille pour se
déclarer du côté des vainqueurs ; Hoche reçut son
commandement, il fut général en chef des deux armées du Rhin ;
personne n’eut l’idée de réclamer.
Les royalistes, qui depuis le 9 thermidor avaient fait déporter
tant de montagnards et de patriotes, ont jeté plus tard de grands
cris et poussé des gémissements sans fin sur les souffrances de
leurs gens à Sinnamarie, sur la famine, la grande chaleur et les
maladies qu’ils avaient supportées à Cayenne. Sans doute c’est
terrible, mais il ne faut pas se croire plus délicats ni meilleurs
que les autres, et se rappeler que l’Être suprême a créé les
grandes mouches qui sucent le sang, aussi bien pour les royalistes
que pour les républicains. S’ils avaient aboli la déportation
lorsqu’ils étaient les maîtres, on n’aurait pu les envoyer
là-bas ; on se serait contenté de les enfermer ou de les
exiler. Cela revient toujours à dire : « Ne fais pas aux
autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. »
Enfin, pour en revenir au 18 fructidor, les deux directeurs
Carnot et Barthélémy furent remplacés par Merlin (de Douai) et
François de Neuchâteau. Les jacobins croyaient avoir le dessus,
mais la bataille recommença bientôt entre eux et les
constitutionnels dans les clubs. Ces constitutionnels, qui se
disaient républicains, ne voulaient que la constitution de l’an
III ; c’étaient des égoïstes que le Directoire soutenait
forcément, puisque sans la constitution de l’an III il n’aurait pas
existé lui-même.
Les vrais républicains prirent alors le Directoire en grippe,
malgré tout ce qu’il faisait pour exterminer les royalistes ;
malgré les commissions militaires, qui fusillaient les émigrés en
retard, et les déportations des insermentés, qui marchaient
toujours. Le bruit courait qu’il voulait dissoudre les deux
conseils jusqu’à la paix générale et rester maître en attendant. On
n’osait rien dire, parce que le Directoire avait le bras
long ; Chauvel lui-même se montrait prudent ; il lisait
tout et se tenait tranquille. Je pensais qu’il devenait
raisonnable, cela me faisait plaisir ; mais j’étais bien loin
de mon compte, car Chauvel avait en horreur le Directoire plus que
tout autre gouvernement, à cause du pouvoir qu’il s’était fait
donner de nommer et renouveler les juges, les maires, les
magistrats de toutes sortes des cinquante-trois départements dont
une partie des députés avait été déportée ; de supprimer les
journaux, de dissoudre les clubs, d’ajourner l’organisation de la
garde nationale et de proclamer l’état de siège. Un soir il me le
dit en s’écriant :
– Qu’est-ce que nous sommes avec un gouvernement de ce
genre ? Qu’est-ce qui reste à la nation ? Quand les cinq
directeurs seraient tous des Danton ; quand ils auraient tout
le bon sens, tout le courage et le patriotisme qui leur manquent,
avec un pouvoir pareil je les regarderais comme des fléaux. Ce sont
de véritables despotes !… C’est leur bêtise et leur lâcheté
qui nous
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