Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
de tout ce qu’ils
tiennent à garder comme un souvenir de leur ancienne force et de
leur liberté ? Quelle meilleure preuve peut-on avoir du
caractère de ce général, que sa conduite ? Quel autre aurait
livré des populations entières au pillage, comme il l’a fait à
Pavie, à Vérone ? N’est-ce pas une tache éternelle pour la
France ? Et ces soldats qui vont revenir, comment pourront-ils
comprendre à l’avenir le respect de la famille, des personnes et
des propriétés, eux qui, dès leurs premiers pas, ont entendu leur
général s’écrier : « Je vous conduis dans les plus
fertiles plaines du monde ; vous y trouverez honneur, gloire
et
richesse !
» Non ! ce n’est pas ainsi
que notre république s’est d’abord montrée aux peuples ;
c’était pour leur donner des droits et non pour voler leurs biens.
Nous avons fait en Italie une guerre de pillards ; et, je le
dis avec chagrin, les pillards de là-bas et leur chef viennent nous
appliquer à nous ce qu’ils ont appris en Italie : le mépris du
genre humain. La foule qui se précipite sous les pieds de ce héros,
lui ôte le reste de respect qu’il pourrait encore avoir pour les
peuples. Après les millions d’Italie, il va nous en falloir
d’autres. Au lieu de chercher ces millions dans le travail et
l’économie, nous allons les demander à la guerre de rapine. Alors
Bonaparte sera le maître ; il nous aura bien achetés, avec
tous les trésors enlevés à l’Europe ; nous serons bien à lui.
Qui pourra réclamer ? »
L’indignation de Chauvel éclatait comme des coups de trompette.
Les gens dans la boutique écoutaient ; on devait l’entendre
jusque dans la rue. Il était déjà dangereux en ce moment d’attaquer
Bonaparte ; notre lâche Directoire, qui lui cédait toujours,
n’avait rien à lui refuser, il aurait fait arrêter le premier venu.
Les patriotes qui se trouvaient là s’en allaient l’un après
l’autre ; les derniers furent bien contents de voir arriver
notre souper.
– Allons, s’écria maître Jean, bon appétit ; il se
fait tard, on m’attend aux Baraques.
Ils partirent, et Chauvel tout sombre dit :
– Asseyons-nous et mangeons.
Plus une parole de politique ne fut prononcée ce soir-là ;
mais ces choses me sont restées ; elles montrent que Chauvel
avait bien connu Bonaparte, qu’il l’avait deviné depuis
longtemps ; et ce qui ne tarda pas d’arriver, prouva
clairement à tout le monde qu’il ne s’était pas trompé.
Chapitre 11
Quelques jours après on sut que Bonaparte
avait quitté le congrès de Rastadt, où les plénipotentiaires ne
pouvaient s’entendre sur rien, et qu’il était à Paris. On voyait à
la tête de tous les journaux :
« République française, 16 frimaire.
» Le général Bonaparte est arrivé à
Paris, sur les cinq heures du soir. Il recevra son audience
solennelle du Directoire exécutif, décadi prochain, dans la cour du
Luxembourg, que l’on décore à cet effet. Il y aura un repas de
quatre-vingts couverts, etc. »
Et puis le lendemain :
« Le général est descendu et loge dans la
maison de son épouse, rue Chantereine, Chaussée d’Antin. Cette
maison est simple, petite et sans luxe. »
Et puis :
« Les administrateurs du département de
la Seine ayant annoncé l’intention d’aller voir le général
Bonaparte, il s’est rendu lui-même au département, accompagné du
général Berthier. L’ex-conventionnel Mathieu l’a salué ; le
général a répondu avec modestie et dignité.
» Le tribunal de cassation a député
plusieurs de ses membres auprès de Bonaparte ; ils ont été
accueillis avec égards.
» Le juge de paix de l’arrondissement est
allé présenter ses compliments au général Bonaparte ; le
général lui a rendu sa visite.
» Bonaparte sort rarement, et dans une
simple voiture à deux chevaux. »
Ainsi de suite.
Un jour, on voyait que Bonaparte avait dîné
chez François de Neufchâteau ; qu’il avait étonné tout le
monde en parlant de mathématiques avec Lagrange et Laplace, de
métaphysique avec Sieyès, de poésie avec Chénier, de politique avec
Galois, de législation et de droit public avec Daunou ; que
c’était merveilleux, qu’il en savait plus qu’eux tous ensemble.
Le lendemain, Bonaparte avait rendu sa visite
au tribunal de cassation. Il était arrivé à onze heures, avec un
seul aide de camp. Tous les juges réunis, en costume, l’avaient
reçu dans la chambre
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