Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
du conseil. Il en savait aussi plus qu’eux
tous sur les lois.
Après cela venait la grande réception du
Luxembourg. Les coups de canon ouvraient la fête. Le cortège des
commissaires de police, des tribunaux de paix, des douze
administrations municipales, de l’administration centrale du
département et de cinquante autres administrations, se mettait en
route pour aller le prendre et l’escorter : commissaires de la
trésorerie, commissaires de la comptabilité, tribunaux criminels,
institut national des sciences et des arts, états-majors, qu’est-ce
que je sais encore ? La musique exécutait les airs de la
république.
Et puis la peinture du cortège en marche, de
sa route, de son arrivée, de l’autel en demi-cercle sur un vaste
amphithéâtre, des drapeaux et des trophées, des cris
d’enthousiasme ; le discours du ministre des relations
extérieures Talleyrand-Périgord, le ci-devant évêque d’Autun,
membre de la Constituante, qui, dans le temps, avait dit la messe
au Champ de Mars et sacré les évêques assermentés, malgré le
pape ; enfin un vrai farceur ! Ensuite le discours de
Barras, qui parlait de Caton, de Socrate et d’autres anciens
patriotes qui lui servaient de modèles ; la réponse de
Bonaparte, les chants guerriers, etc., etc.
Pauvres diables de Mayençais ! pauvres
généraux des armées du Nord, de Sambre-et-Meuse, de
Rhin-et-Moselle, des Pyrénées, de la Vendée, de partout, quelle
quantité de combats, de batailles vous aviez livrés en 92, 93, 94,
95, dans des occasions terriblement plus graves, plus dangereuses
que celles d’Italie ! C’était vous pourtant, oui, c’était nous
tous qui pouvions nous glorifier d’avoir vingt fois sauvé la
patrie, et de l’avoir sauvée au milieu des plus grandes
souffrances, sans habits, sans souliers, presque sans pain… Et pas
un seul d’entre nous, pas un seul de nos chefs, si braves, si
fermes, si honnêtes, n’avait reçu la millième partie des honneurs
de Bonaparte. Le pays n’avait plus d’enthousiasme et de
génuflexions que pour cet homme. Ah ! ce n’est pas tout de
remplir son devoir, la grande affaire c’est de crier et de faire
crier par cent gazettes : « J’ai fait ci ! J’ai dit
ça ! Je suis un tel ! J’ai du génie ! J’envoie des
drapeaux, des millions, des tableaux. » Et de dresser la liste
de ce qu’on envoie, des canons, des trophées ; de répéter à
ses soldats : « Vous êtes les premiers soldats du
monde ! » Ce qui fait penser aux gens : « Et
lui le premier général ! » Ah ! la comédie, la
grosse caisse, le fifre, les galons, les plumets, quelle belle
chose pour entortiller les Français !
Chauvel avait bien raison de dire en lisant
tout cela :
– Pauvre, pauvre peuple ! Le plus
courageux et le plus dévoué de tous à la justice, eh bien, quand on
joue la comédie devant lui, la tête lui tourne ; il n’a plus
de bon sens, il ne voit plus où l’on veut le mener. Robespierre
avec son air sombre et ses grands mots de vertu, et celui-ci avec
sa gloire, sont les deux plus grands comédiens que j’aie
rencontrés. Dieu veuille que la comédie ne nous coûte pas trop
cher !
Chauvel comptait sur Kléber, sur Augereau, sur
Bernadotte et Jourdan pour sauver la république. La mort de Hoche
le désolait, souvent il répétait ces belles paroles du pacificateur
de la Vendée à ses troupes :
« Amis, vous ne devez pas encore vous
dessaisir de ces armes terribles, avec lesquelles vous avez tant de
fois fixé la victoire. De perfides ennemis, sans songer à vous,
méditent de rendre la France à l’esclavage dont vous l’avez
affranchie pour toujours. Le fanatisme, l’intrigue, la corruption,
le désordre dans les finances, l’avilissement des institutions
républicaines et des hommes qui ont rendu de grands services, voilà
les armes qu’ils emploient pour arriver à une dissolution sociale,
qu’ils disent être l’effet des circonstances. Nous leur opposerons
la loyauté, le courage, le désintéressement, l’amour des vertus
dont ils ne connaissent que le nom, et ils seront
vaincus ! »
Oui, mais à cette heure, Hoche dormait à côté
de son ami Marceau, dans un petit fort près de Coblentz, et le
désintéressement, l’amour de la vertu, la loyauté ne réveillent pas
les morts.
Enfin ceux d’Italie eurent tous les honneurs
et les profits de notre révolution. Cette paix, que la nation
estimait si haut, venait de nos campagnes du Rhin, bien
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