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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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jusqu’à Saverne, et que dans nos environs ceux de
Mittelbronn, de Saint-Jean-des-Choux, des Quatre-Vents, des
Baraques d’en haut et d’en bas arrivaient avec des branches de
sapin, seule verdure qu’il fût possible de trouver en ces temps de
neige, les gazettes nous apprirent que le général Bonaparte, après
avoir vu son grand oncle maternel, M. Jarche, l’embrasser dans
la grande salle où les états de Bâle lui donnaient un repas
magnifique, était reparti tout de suite au bruit des canons qui
tonnaient sur les remparts ; qu’il avait pris sa route sur la
rive droite, et devait être présentement à Rastadt, ville murée du
grand-duché de Bade, où se tenait le congrès pour la pacification
générale. L’arc de triomphe était déjà dressé sur la place de
Phalsbourg ; les gens s’en allaient désolés à travers la pluie
et la boue.
    Maître Jean, mon père, Létumier, trempés comme des canards,
vinrent se sécher dans notre bibliothèque. Ils n’osaient pas se
plaindre. Maître Jean disait qu’après le congrès, Bonaparte
passerait sans doute par la ville, qu’on le verrait alors et que
les poutres peintes de l’arc de triomphe pourraient encore
servir.
    Marguerite était allée chercher une bouteille de vin, des
verres, des pommes et une corbeille de noix qu’elle posa sur la
table. Et pendant qu’on se réchauffait, en croquant des noix,
d’autres patriotes, Élof Collin, Raphaël Manque, Denis Thévenot,
arrivèrent ; ils se désolaient tous, surtout Élof qui devait
prononcer un magnifique discours au citoyen Bonaparte. Chauvel, la
tête penchée, derrière le fourneau, les écoutait et tout à coup il
se mit à rire haut d’une façon qui nous étonna.
    – Vous riez, Chauvel ? lui dit maître Jean.
    – Oui, fit-il, je ris en me représentant le citoyen
Bonaparte dans sa voiture d’ambassadeur, rembourrée de soie et de
velours, qui file au triple galop sur Rastadt, et se dit en prenant
une bonne prise : « Ça marche !… Jacobins,
royalistes, constitutionnels, tout ce tas d’imbéciles, que deux ou
trois finauds conduisent par le nez, sont dans le sac. Voilà trois
ans, à Oneille, Orméa et Saorgio, quand je faisais le pied de grue
matin et soir à la porte du représentant Augustin-Bon-Joseph
Robespierre, et que je cultivais les droits de l’homme, qui jamais
aurait pu me prédire cette aventure ? Avant vendémiaire,
Bonaparte, il te fallait encore plier l’échine à la porte du
citoyen Barras, pour obtenir audience. Le directeur te recevait
bien ou mal, selon qu’il avait bien ou mal dîné. Les domestiques,
en te voyant revenir à la charge, souriaient derrière toi ;
ils se faisaient signe du coin de l’œil : « C’est lui…
c’est encore lui ! » et tu te disais :
« Courage, Bonaparte, courage, il le faut, plie le dos devant
le roi des pourris ; humilie ta fierté, Corse, c’est le chemin
de la fortune ! » Et te voilà sur la route de Rastadt,
les courriers en avant, les victoires derrière, tes bulletins en
éclaireurs. Jacobins, constitutionnels et royalistes chantent tes
louanges ; c’est de toi qu’ils attendent, les uns leur
liberté, les autres leur roi, les autres leur
constitution. »
    Chauvel se mit alors à rire plus fort ; et comme Élof
Collin criait que Bonaparte était un vrai Jacobin, que toutes ses
proclamations prouvaient qu’il était Jacobin, qu’on ne devait pas
accuser les gens sans preuves, Chauvel, dont les yeux lançaient des
éclairs, lui répondit :
    – La preuve, c’est l’insolence de cet homme après son
humilité ; depuis ses victoires d’Italie, dont chaque
escarmouche était chantée comme une bataille, il n’a pas cessé de
parler haut, d’offrir sa démission quand on lui faisait la moindre
observation, de défendre la parole à ses adversaires et de les
menacer jusqu’à Paris ; de s’attribuer tous les succès du
dedans et du dehors et d’abuser d’une façon honteuse de la lâcheté
des directeurs, de leurs vices, et de leur bassesse. Ce qu’on
n’avait jamais vu nulle part, il les a gagnés en leur envoyant de
l’argent ; dans chacune de ses lettres il n’est question que
des millions qu’il va prendre ici et là ! Est-ce que notre
république, avant lui, s’était salie de cette manière ? Est-ce
que nous n’avons pas coupé le cou à Custine, pour avoir rançonné le
Palatinat ? Faisions-nous la guerre pour dépouiller les
peuples de leur argent, de leurs meubles et

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