Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
monta de 34 à
50 francs ; le blé noir, pesant le setier 160 livres, de 15 à
30 francs ; l’orge, pesant 200 livres, monta de 18 à 35
francs ; la livre de bœuf, de 13 sous à 23 ; le mouton de
14 sous à 24 ; et tout le reste, viandes salées, lard, huile,
vin, bière, en proportion. Les cent bottes de fourrage ordinaire,
pesant 11 quintaux, montèrent de 50 francs à 150. Tous ces prix, je
les ai marqués sur le couvercle de mon grand livre, comme choses
extraordinaires. Nous étions pourtant encore bien loin de
Zurich ; quels devaient donc être les prix aux environs des
armées ? Il faut ajouter le prix du transport, les risques des
fournisseurs, dans un temps où les routes étaient battues par des
quantités de brigands ; et puis, passé Bâle, le danger d’être
intercepté par l’ennemi ; la paye des escortes, car tous les
convois étaient escortés de gendarmes ; je crois qu’un tiers
en sus et même la moitié, ce ne serait pas estimer trop haut.
Si j’avais eu les reins plus forts, malgré la
répugnance de Chauvel, qui traitait tous les fournisseurs de
filous, j’aurais pris un ou deux convois de farine à mon compte, –
l’amour du gain me venait ! – et puis j’aurais choisi trois ou
quatre vieux camarades des Baraques et de la ville, à ma solde, et
nous aurions escorté ma fourniture jusqu’au camp ; mais je
n’avais pas assez d’argent en main, et les bons du Directoire ne
m’inspiraient pas confiance.
Masséna resta là trois mois sans bouger ;
des courriers par vingtaines ne faisaient qu’aller et venir ;
nous ne savions ce que cela signifiait. L’indignation était grande
alors contre Masséna, d’autant plus qu’on venait d’apprendre la
terrible défaite de Novi, où Joubert était resté sur place, et
l’approche d’une seconde armée russe, sous les ordres de Korsakoff,
pour renforcer l’archiduc Charles. On criait :
– Il veut donc avoir tout le monde sur le
dos, avant de se remuer !
Ce qui poussa la fureur des gens au comble,
c’est que Souvaroff menaçait déjà de passer le Saint-Gothard, et
que Lecourbe se dépêchait d’occuper son ancienne position, pour lui
barrer la route. Les finauds traitaient cette menace de folie, mais
un pareil barbare était capable de tout entreprendre. Il n’avait
pas encore été vaincu ; on le représentait comme une espèce de
sauvage, toujours à cheval, prêchant à ses soldats saint Nicolas et
tous les saints, et récitant son chapelet pendant les combats. Plus
un être est brute, plus il a d’autorité sur les brutes ; et
hacher, massacrer, grimper des montagnes, incendier des villages,
ne m’a jamais paru demander un grand génie ; l’inventeur des
allumettes, dans mon idée, est cent mille fois plus remarquable que
des héros pareils. Je croyais donc Souvaroff capable de tenter
l’entreprise, et j’étais dans une grande inquiétude, car tous les
aristocrates attendaient ce barbare comme leur Messie, lorsque nous
reçûmes la lettre suivante, de mon vieux camarade Jean-Baptiste
Sôme.
« Au citoyen Michel Bastien
Zurich, le 7 vendémiaire de l’an VIII de la
république française une et indivisible.
« Victoire ! mon cher Michel,
victoire !… Nous venons de traverser une vilaine passe :
trois mois de famine, trois mois sans rations, les pieds dans le
lac et le dos à la neige. On pillait, on criait :
« Ah ! gueux de Directoire, il nous envoie courrier sur
courrier, avec l’ordre de livrer bataille, mais pas un rouge
liard ! » Et l’archiduc en face, Jellachich et Hotze sur
les flancs, Korsakoff en route, l’insurrection sur nos derrières…
Ça n’était pas gai, Michel, non, il n’y avait pas de quoi rire.
Enfin la revanche est arrivée ; l’Être suprême a le dessus, et
saint Nicolas allonge ses grandes jambes du côté de Moscou, sa
besace au dos et son bidon sur la hanche. Quelle bataille !
quelle débâcle ! quel tremblement !
» Tu sauras que la semaine dernière nous
étions encore dans nos cantonnements, entre Brugg et Wollishoffen,
à battre la semelle et nous demander quand tout cela finirait.
L’automne nous soufflait sa petite brise des glaciers ; ça
nous ouvrait l’appétit. Les avant-postes autrichiens commençaient à
dégarnir les bords du lac, les habits verts et les bonnets pointus
les remplaçaient : Korsakoff venait d’arriver ; avis aux
amateurs ! Masséna, Soult, Mortier, Ney poussaient des
reconnaissances à Zug, à Rapperschwyll,
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