Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
n’était qu’une ruse pour nous tromper. Ils
étaient plus de trois cent mille contre nos cent mille hommes, à
l’ouverture de la campagne, et Souvaroff devait les renforcer
bientôt. L’armée que Bonaparte avait emmenée en Égypte, nous aurait
fait du bien ! Enfin nous en sommes sortis tout de même ;
et sans le grand homme, qui vint plus tard nous crier :
« Qu’avez-vous fait de mes
compagnons ? Qu’avez-vous fait de la paix que je vous avais
laissée ? Etc. »
Sa paix, il pouvait bien en parler :
c’était la comédie de Rastadt ; et, quant à ses compagnons, il
les avait abandonnés en Égypte. Faut-il qu’un homme ait de
l’audace, et qu’il compte sur la bêtise et la lâcheté des autres,
pour se permettre de leur reprocher les malheurs qu’il a causés
lui-même ? Après cela il avait raison : il a
réussi ! Cela répond à tout, pour les filous et les imbéciles.
Mais il est pourtant naturel de se dire que l’effronterie fait la
moitié du génie de plusieurs hommes.
Continuons.
Jourdan ouvrit la campagne de 1799. Son armée
s’étendait de Mayence à Bâle, en Suisse. Notre pays était inondé de
troupes. Tout à coup elles se resserrèrent dans la vallée
d’Alsace ; le général et son état-major, arrivant de Metz,
traversèrent notre ville à la fonte des neiges, et le lendemain,
1 er mars, nous apprenions vers le soir qu’il avait passé
le Rhin à Kehl ; que le général Ferino, commandant l’aile
droite, suivait son mouvement à Huningue ; que tout continuait
de défiler sur les ponts, artillerie, cavalerie, infanterie, et
qu’il ne restait déjà plus qu’une faible garnison à Strasbourg. La
dernière bande de traînards descendait la côte de Saverne ;
bientôt elle disparut : toute cette armée, aile droite,
centre, aile gauche, se trouvait en Allemagne. Après l’agitation
vint un calme extraordinaire, auquel les gens n’étaient plus
habitués. Tout paraissait triste et désert ; on attendait les
nouvelles. La proclamation du Directoire arriva d’abord.
Proclamation du Directoire
exécutif.
« Les troupes de Sa Majesté l’Empereur,
au mépris d’une convention faite à Rastadt, le 1 er décembre 1797, ont repassé l’Inn, et ont quitté les États
héréditaires. Ce mouvement a été combiné avec la marche des troupes
russes, qui sont actuellement dans les États de l’Empereur, et qui
déclarent hautement qu’elles viennent pour attaquer et combattre la
république française, etc., etc. »
Le Directoire finissait par déclarer
qu’aussitôt que les Russes auraient évacué l’Allemagne, nous
l’évacuerions aussi.
Mais je ne veux pas vous raconter cette longue
campagne, où toutes les horreurs de la guerre s’étendirent encore
une fois sur les deux rives du fleuve ; la prise de Mannheim
et l’envahissement de la Souabe, par Jourdan ; l’envahissement
des Grisons, la prise de Coire et de toute la vallée du Rhin,
depuis sa source, au Saint-Gothard, jusqu’au lac de Constance, par
Masséna ; l’envahissement de la vallée de l’Inn et
l’occupation de l’Engadine, par Lecourbe, de sorte qu’on se donnait
la main par-dessus les Alpes, de Naples à Dusseldorf. Ensuite la
défaite de Jourdan à Stokach et sa retraite dans la
Franconie ; l’attaque générale du Vorarlberg, des vallées de
l’Inn et de Munster par Masséna et Lecourbe ; la nomination de
Masséna comme général en chef des armées d’Helvétie, du Danube et
d’observation ; la rupture du congrès de Rastadt et
l’assassinat de nos plénipotentiaires Bonnier et Roberjot, par des
hussards autrichiens qui les attendaient la nuit sur la route.
Ces choses sont connues ! Je ne m’y
trouvais pas, d’autres, les derniers de ceux qui restent, pourront
encore vous parler de ces gouffres sans fond des hautes Alpes, où
l’on se battait ; de ces ponts étroits sur les abîmes, qu’il
fallait se disputer à la baïonnette ; de ces torrents
emportant les blessés et les morts ; de ces marches à travers
la neige et les glaciers, où les aigles seuls jusqu’alors avaient
passé. Oui, c’est une grande campagne à raconter, une campagne
républicaine. Moi, tout ce que je peux vous dire, c’est que chez
nous arrivaient les convois comme à l’ordinaire, que les hôpitaux
s’encombraient de malades innombrables, les uns gelés, les autres
blessés, les autres épuisés par les fatigues et la faim, car jamais
la disette n’avait été si grande ; et
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