Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
détruire la
liberté. Les hommes auront-ils le dessus sur les animaux ?
C’est toute la question.
» Notre brigade est restée en position
depuis hier, la batterie a perdu deux lieutenants, je suis proposé
par Sébastien Foy. Je serai nommé, ce qui m’est bien égal, car
l’âge me donne droit au congé définitif, et, la campagne finie, à
moins de nouveaux dangers pour le pays, je rentre au village.
» La division Mortier, la division Soult
et deux autres divisions, sous le commandement du général en chef,
sont parties à la rencontre de saint Nicolas Souvaroff, qui vient,
par le Saint-Gothard, prendre le commandement des armées que nous
avons battues, et marcher sur Paris. J’espère qu’on va bien le
recevoir et que vous apprendrez bientôt du nouveau.
» Et sur ce, mon cher Michel, je vous
embrasse ; j’embrasse le petit Jean-Pierre, la citoyenne
Marguerite, le citoyen Chauvel et toi, mon vieux camarade, de tout
mon cœur. Et je dis à tous les amis, bons patriotes de là-bas,
salut et fraternité.
» Jean-Baptiste
SÔME. »
Cette lettre de Sôme nous remplit tous
d’enthousiasme ; le père Chauvel surtout, affaissé depuis
quelque temps, retrouva toute son énergie d’autrefois ; il
courut à la mairie en donner lecture aux autorités, et puis il
convoqua les jacobins, maître Jean, Éloff, Manque, Genti, etc., et
ce soir-là nous eûmes fête jusque passé dix heures.
Chapitre 15
Quelques jours après, les journaux de Paris
nous apportaient toutes les nouvelles depuis la bataille de
Zurich : le passage de Souvaroff au Saint-Gothard ; la
retraite de Gudin ; la défense des ponts du Diable, d’Urseren,
de Wâsen et d’Amsteig par Lecourbe, la surprise de Souvaroff aux
environs d’Altorf, en apprenant que les armées de Korsakoff, de
Hotze et de Jellachich étaient en pleine déroute ; sa fureur
de se voir entouré par nos divisions ; sa retraite horrible à
travers le Schachenthal et le Muttenthal, harcelé par nos troupes
jusque dans les glaciers et dans des chemins affreux, parsemés de
ses morts et de ses blessés ; enfin son arrivée misérable à
Coire ; puis la dernière défaite de Korsakoff, entre Trüllikon
et le Rhin, qui l’avait forcé de passer les ponts de Constance et
de Diesenhofen, pour se sauver en Allemagne. Dix-huit mille
prisonniers, dont huit mille blessés que les Russes avaient été
forcés d’abandonner, cent pièces de canon, treize drapeaux, quatre
généraux prisonniers, cinq généraux tués, parmi lesquels le général
en chef Hotze, la reprise du Saint-Gothard et de Glaris, tout cela
montrait que l’affaire avait été décisive.
Les mêmes gazettes parlaient aussi d’une
grande victoire remportée par le général Brune sur les
Anglo-Russes, à Kastrikum, en Hollande. La république n’avait donc
plus rien à craindre de ses ennemis.
Ce qui fit rire surtout Chauvel c’est qu’on
voyait, dans les mêmes journaux, deux petites lignes annonçant que
le général Bonaparte avait débarqué le 17 à Fréjus, arrivant
d’Égypte.
– Ah ! dit-il, son coup est
manqué ; il revenait pour nous sauver, et la république n’a
plus besoin de lui. Doit-il être ennuyé ! Et maintenant
j’espère qu’on va lui demander des comptes ; car lorsqu’un
pays vous a confié sa plus belle flotte, trente-cinq mille hommes
de vieilles troupes, des canons, des munitions, un matériel
immense, de revenir les mains dans les poches, comme un petit saint
Jean, et de dire : « Tout est là-bas, allez-y
voir ! » ce serait une mauvaise plaisanterie. Cette
conduite abominable et sans exemple ouvrira les yeux de la
nation ; les père et mère des trente-cinq mille hommes qu’il
vient d’abandonner vont lui crier : « Qu’as-tu fait de
nos enfants ? Où sont-ils ? Puisque te voilà, toi, sain
et sauf, toi qui devais nous les ramener, et qui leur promettais
six arpents de terre au retour de l’expédition, nous espérons bien
que tu ne t’es pas retiré de la bagarre, en les laissant au milieu
des déserts ! » Oui, cela ne peut pas manquer d’arriver.
Nos directeurs et nos conseils, si lâches et si bas qu’on puisse
les supposer, vont parler ferme.
Pour dire la vérité, mon beau-père n’avait pas
tort. Bonaparte lui-même a raconté plus tard que, si Kléber était
revenu d’Égypte sans ordre, il l’aurait fait arrêter à Marseille,
juger par un conseil de guerre et fusiller dans les vingt-quatre
heures. Pourtant Kléber
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