Hommage à la Catalogne
face, là où il n’existait aucune protection. Un flot de balles passaient juste au-dessus de nos têtes. Elles devaient venir de l’autre position fasciste, de la plus éloignée ; il était manifeste que les troupes de choc au bout du compte ne l’avaient pas conquise. Entre-temps le fracas était devenu assourdissant. C’était le grondement ininterrompu, comme un roulement de tambours, d’une fusillade massive, que je n’avais eu jusqu’alors l’occasion d’entendre que d’une certaine distance ; pour la première fois, je me trouvais en plein milieu. Entre-temps la fusillade avait naturellement gagné tout le long de la ligne de feu, sur des kilomètres à l’entour. Douglas Thompson, avec un bras blessé ballant dont il ne pouvait plus se servir, était appuyé contre le parapet et faisait feu d’une seule main dans la direction des éclairs. Un homme dont le propre fusil s’était enrayé lui rechargeait le sien.
Nous étions quatre ou cinq de ce côté-ci de la position. Ce qu’il nous fallait faire sautait aux yeux. Il fallait retirer les sacs de terre du parapet de front et construire une barricade en travers de l’ouverture non protégée du fer à cheval. Et il fallait faire vite. Pour l’heure les balles passaient au-dessus de nous, mais à tout instant l’ennemi pouvait diminuer la hauteur de son tir ; et à en juger d’après les éclairs, nous devions avoir contre nous cent ou deux cents hommes. Nous nous mîmes à dégager les sacs de terre, à les transporter à vingt mètres de là et à les empiler à la va-comme-je-te-pousse. Quelle sale besogne ! C’étaient de grands sacs de terre, pesant chacun un quintal, et l’on n’avait pas trop de toute sa force pour les ébranler ; et puis la toile de sac moisie se fendait et la terre humide vous tombait dessus en cascade, vous dégoulinait dans le cou et le long des bras. Je me souviens que j’éprouvais une profonde horreur de tout : du chaos, de l’obscurité, de l’épouvantable vacarme, des allées et venues dans la boue en manquant de tomber, des grands efforts à déployer en luttant avec ces sacs de terre sur le point de crever – et d’être, par-dessus le marché, tout le temps encombré par mon fusil que je n’osais poser de crainte de le perdre. J’en arrivai même à crier à un camarade, tandis que nous avancions en chancelant, un sac de terre entre nous deux : « Et voilà la guerre ! Une foutue saloperie, hein ? » Soudain nous vîmes de hautes silhouettes sauter à la file par-dessus le parapet de front. Lorsqu’elles furent plus près de nous, nous pûmes voir qu’elles portaient l’uniforme des troupes de choc, et nous poussâmes des hourras, croyant que c’étaient des renforts. Mais ils n’étaient que quatre : trois Allemands et un Espagnol. Nous apprîmes par la suite ce qui était arrivé aux hommes des troupes de choc. Ils ne connaissaient pas le terrain et dans l’obscurité ils n’avaient pas été menés au bon endroit, s’étaient trouvés pris dans le barbelé fasciste, et beaucoup d’entre eux y avaient été tués. Ces quatre-là, s’étant égarés, n’avaient pas suivi le reste de la troupe, heureusement pour eux ! Les Allemands ne parlaient pas un mot d’anglais, de français ou d’espagnol non plus. Difficilement et avec force gestes, nous leur expliquâmes ce que nous étions en train de faire et nous les persuadâmes de nous aider à construire la barricade.
Les fascistes avaient fini par amener une mitrailleuse. Elle était visible, rageant comme un pétard, à cent ou deux cents mètres de nous ; sans arrêt les balles passaient au-dessus de nos têtes avec un crépitement à donner le frisson. Nous eûmes bientôt mis en place assez de sacs pour constituer un garde-corps bas derrière lequel les quelques hommes se trouvant de ce côté de la position purent se coucher et tirer Je me tins à genoux derrière eux. Un obus de mortier passa en sifflant et alla éclater quelque part dans le no man’s land. C’était là un nouveau danger, mais il leur faudrait bien quelques minutes pour rectifier leur tir. Maintenant que nous avions fini de nous battre avec ces maudits sacs de terre, tout cela était en un sens assez amusant : le fracas, l’obscurité, l’approche des éclairs, et nos hommes, en réponse, les prenant pour cibles. On avait même le temps de réfléchir un peu. Je me suis demandé, il m’en souvient, si j’avais peur, et j’ai tranché
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