Iacobus
le
berceau, vous avez demandé qu’on l’appelle Garcia, le même prénom dont vous
m’aviez affublé depuis que vous aviez entendu réciter un poème dont le héros
portait ce nom.
Isabel qui m’avait écouté d’un air bouleversé,
des larmes se formant au coin des yeux, se ressaisit soudain. On aurait dit
qu’un courant d’air glacial venait de traverser son corps, étouffant ses
émotions, et laissant des cristaux de glace dans son regard. Ses lèvres prirent
une courbe dédaigneuse, et c’est avec mépris qu’elle me répondit :
— Bon, nous avons eu un fils, et
alors ? Un bâtard de plus ou de moins dans ce monde, quelle
importance ? Je ne suis ni la première ni la dernière à avoir eu un enfant
illégitime. Notre supérieure elle-même a eu un fils d’un comte et personne ne
vient le lui rappeler ou le lui jeter à la figure.
— Vous n’avez rien compris, dis-je d’un ton
peiné.
— Que dois-je comprendre ? Que vous
êtes venu avec notre fils pour me sortir d’ici, que vous voulez former une
famille à l’approche de vos vieux jours ? Imaginez donc, ricana-t-elle, un
mariage entre un moine et une nonne défroqués avec notre bâtard comme
témoin !
— Ça suffit ! criai-je.
— Je ne sais pas ce que vous venez
chercher, mais sachez que vous ne l’obtiendrez pas.
— Comme vous avez changé, Isabel, me
lamentai-je, que vous est-il arrivé ? Pourquoi êtes-vous devenue si
méchante ?
— Méchante, moi ? répéta-t-elle d’un
air surpris. J’avais quinze ans lorsqu’on m’a enfermée ici, et cela fait quinze
ans que je vis cloîtrée entre ces murs à cause de vous !
— À cause de moi ?
— Vous au moins, vous avez pu partir. Vous
avez voyagé, étudié. Et moi ? On m’a enfermée de force dans ce monastère
sans autre divertissement que les prières, sans autre musique que les chants
liturgiques. La vie ici n’est pas facile, vous savez. On passe son temps à
écouter des commérages, des rumeurs. Ma principale occupation consiste à faire
et défaire des alliances. Mes compagnes font la même chose et notre vie
s’écoule ainsi, parfaitement inutile. Personne, excepté la supérieure, sa garde
rapprochée et les quarante religieuses qui entretiennent la demeure, n’a
grand-chose à faire. Et c’est comme ça jour après jour, mois après mois, année
après année...
— De quoi vous plaignez-vous ? Votre
vie n’aurait pas été très différente à l’extérieur, Isabel. Si nos lignages
avaient été semblables et que l’on nous avait mariés ou si l’on vous avait
mariée à un autre, qu’au-riez-vous fait de si différent ?
— J’aurais fait venir les meilleurs
baladins du royaume pour les écouter près du feu les nuits d’hiver,
commença-t-elle à énumérer, je me serais promenée à cheval sur nos terres comme
je le faisais sur celles de mon père, et j’aurais eu avec vous une ribambelle
d’enfants qui m’auraient distraite. J’aurais lu tous les livres et je vous
aurais convaincu de faire le pèlerinage de Compostelle, d’aller à Rome, et
même, dit-elle en riant, à Jérusalem. J’aurais dirigé votre demeure et vos
domestiques d’une main ferme et je vous aurais attendu tous les soirs dans
notre chambre…
Elle s’interrompit soudain, le regard perdu au
loin.
— Nous ne pouvions nous douter que dona
Misol nous découvrirait, murmurai-je.
— Non, mais le fait est qu’elle nous a
découverts et que l’on nous a séparés, et que vous n’avez rien fait pour
empêcher cela ! Neuf mois plus tard naissait l’enfant qu’on m’a enlevé
avant de m’enfermer ici où je suis condamnée à rester jusqu’à ma mort.
— Je ne pouvais rien faire contre votre
père et le mien, Isabel.
— Ah non ? dit-elle d’un ton
méprisant. Si j’avais été à votre place, j’aurais pu, moi.
— Et qu’auriez-vous fait ?
— Je vous aurais enlevé !
s’exclama-t-elle d’un ton convaincu.
Comment lui expliquer que son père m’avait fait
fouetter jusqu’à me tuer presque, qu’il m’avait enfermé dans la tour cachot du
château et m’y avait gardé au pain sec et à l’eau avant de me remettre, inerte
et inconscient, aux Hospitaliers ? Si on ne pouvait plus changer le cours
de notre destin, celui d’un autre pouvait l’être encore cependant.
— J’aurais dû vous enlever, c’est vrai,
reconnus-je. Mais je vous supplie de me croire quand je vous dis que si, de
votre côté, vous n’avez pas
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