Iacobus
Jonas demeurait immobile sans parler. Tout
autour de nous paraissait en suspens : l’air, les étoiles, l’ombre des
arbres... Tout était quiétude et silence, quand soudain, de manière inattendue,
Jonas se leva d’un bond, et, avant que je n’aie eu le temps de réagir, partit
comme une flèche vers la ville.
— Jonas ! criai-je en me précipitant à
sa suite. Attends, reviens !
Mais déjà je ne le voyais plus. Mon fils avait
été englouti par les ténèbres de la nuit.
Je n’eus aucune nouvelle de lui jusqu’au
lendemain midi, quand un domestique de don Samuel vint me chercher pour
m’accompagner jusqu’au quartier juif, confirmant ce que j’avais tout de suite
deviné : Jonas était allé se réfugier auprès de Sara.
La maison de don Samuel était la plus grande de
toute la rue, et si la façade était d’une grande sobriété, l’intérieur
déployait un luxe inouï. De nombreux domestiques circulaient très affairés par
les salles que je traversai avant d’arriver au patio où m’attendait Sara assise
sur la margelle de pierre d’un puits. La voir ne calma pas mon inquiétude mais
soulagea grandement mon coeur.
— Ne vous inquiétez pas pour votre fils,
don Galcerán, Jonas va bien et dort maintenant. Il a passé la nuit ici et est
resté toute la matinée enfermé dans la chambre que don Samuel m’a donnée à
l’étage supérieur, m’expliqua Sara.
Sa pâleur m’inquiéta. Elle paraissait épuisée,
comme si elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours.
— Il m’a tout raconté, poursuivit-elle.
— Alors, je n’ai rien à ajouter.
— Venez vous asseoir à côté de moi, me dit
Sara en tapotant la pierre avec un léger sourire. Votre fils est indigné... et
très fâché contre vous.
— Contre moi ! Mais pourquoi ?
— Il vous en veut d’avoir passé tout ce
temps sans lui dire la vérité en le traitant comme un vulgaire écuyer.
— Et comment aurait-il voulu que je le
traite ? dis-je, m’imaginant très bien la réponse.
— Selon ses propres paroles, et Sara baissa
le timbre de sa voix pour imiter celle de Jonas, « conformément à la
dignité que mon rang mérite ».
— Ce garçon est un idiot !
— Ce n’est qu’un enfant de quinze ans.
— C’est un homme et un imbécile !
m’exclamai-je, furieux. Un âne, c’est tout ! Alors, c’était ça son
chagrin ? C’est pour ça qu’il a filé dans la nuit comme un lièvre apeuré
et qu’il est venu chercher refuge auprès de vous ?
— Vous ne comprenez rien, don Galcerán !
Bien sûr, ce ne sont pas ces sottises qui le font souffrir. Mais comme il ne
sait pas encore exprimer ses sentiments, il dit la première chose qui lui vient
à l’esprit. En réalité, je suppose que, tout au long de sa vie, il a dû
plusieurs fois se poser la question de ses origines, se demander qui étaient
ses parents, s’il avait des frères... Et tout d’un coup, il découvre que son
père est un chevalier de noble lignage doublé d’un grand médecin et sa mère une
femme de sang royal. Lui, le pauvre novice Garcia abandonné à la naissance,
votre fils et celui d’Isabel de Mendoza !
De profonds cernes noirs marquaient son visage,
et ses paupières étaient légèrement rougies et enflées. Bien qu’elle parlât
avec la même assurance de toujours, je notai qu’elle faisait un grand effort
pour poursuivre son discours.
— Ajoutez à cela que vous avez passé deux
ans à côté de lui sans rien lui dire, alors qu’il est évident que vous avez son
avenir en tête puisque vous l’avez sorti du monastère et lui avez apparemment
confié d’importants secrets. Vous avez tout fait sauf lui avouer ce qui, à ses
yeux, était le plus important.
— Vous avez pu voir Manrique ? lui
demandai-je à brûle-pourpoint.
Sara garda le silence. Elle caressa la margelle
de pierre puis leva les yeux vers moi et essuya sa main sur sa jupe.
— Non.
— Non ?
— Non. Ses domestiques m’ont appris que son
épouse Leonor de Ojeda, leur nouveau-né et lui sont allés se reposer dans son
palais de Bascones, à soixante milles au nord d’ici.
— Il s’est marié et il a un fils
légitime ? m’exclamai-je.
— C’est ainsi. Incroyable, non ?
J’étais stupéfait. Je savais qu’après la
dissolution de l’ordre du Temple quelques frères aragonais et castillans
avaient choisi de vivre à proximité de leurs anciennes propriétés au lieu de
fuir vers le Portugal, soit
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